Méthodes

Méthode #4 : L’humilité épistémique, la clef pour convaincre éthiquement

Dans un vlog lumineux, Un Monde Riant fait le constat que le travail des sceptiques échoue à convaincre, et met en cause notre incapacité à sortir du martelage de « faits scientifiques » pour vraiment comprendre les arguments des personnes avec lesquelles on n’est pas d’accord et pour vraiment répondre à leurs préoccupations. Il termine sa vidéo en disant « je ne sais pas encore comment faire ». Je pense que cet article est à lire si vous partagez son constat et son amertume.
En effet, cette question de convaincre ou non, pour moi elle est liée à nos postures. Or, Il se trouve que mon taf IRL, c’est entre autres d’enseigner comment faire ça, comment communiquer des connaissances scientifiques pour permettre des meilleurs choix de société et des comportements plus sécuritaires (il se trouve que la recherche africaine a une expérience bien plus poussée de la chose, c’est dans ce contexte que j’ai été formée, et ça a vraiment chahuté ma manière d’aborder mon rapport aux sciences), alors je vais tenter de partager un peu mon expérience du sujet.
Bonne lecture

Comment convaincre? Chacun sa méthode? Certains vont en rentre-dedans frontal, d’autres utilisent ce qu’ils appellent « entretient épistémique ». Ces deux méthodes ne me satisfont pas, car elles partent du principe qu’on sait, et que l’autre ignore. Au delà du problème éthique que cela pose, pour convaincre, il va falloir commencer par prendre les arguments du camp d’en face au sérieux. C’est ça qu’on appelle « humilité épistémique ». Il n’y a que cette étape qui permette d’intégrer les arguments dudit « camp » à sa compréhension du sujet, et donc d’y répondre adéquatement.

Comment faire ça, alors? Déjà, quand je dis « intégrer les arguments à ma compréhension du sujet », sachez qu’il ne s’agit pas de faire un « juste milieu » barbare des idées, vraiment pas. Je vais essayer de l’illustrer par un exemple tiré de mon expérience d’enseignement de la transdisciplinarité (je parcours depuis une dizaine d’année des universités et centres de recherche pour organiser et co-dispenser cette formation avec des collègues de disciplines diverses, auprès de chercheurs de disciplines très diverses).

Cas pratique : qu’est ce qui cause le paludisme ?

Bon, ces dernières années, ma thématique de recherche principale, c’est la transmission du paludisme, en lien avec l’évolution des moustiques. Du coup, dans mes cours sur la transdisciplinarité, j’ai tendance à reprendre un exemple qui m’a marqué, quand j’ai commencé à apprendre ce que c’était que la transdisciplinarité, et que j’étais moi-même formée par mes collègues sociologues ivoiriens et camerounais ayant été formés par encore d’autres gens (que serions nous sans les autres, hein).

Prenez 3 secondes, et posez-vous la question : qu’est ce qui cause le palu ?

Ok. La première réponse qui vous vient probablement, c’est « moustique ». D’autres auront pensé « Plasmodium », peut-être. C’est ce qui me vient en premier aussi. J’ai posé la question à un homme médecin blanc français 2020 (c’est la liste des qualificatifs qu’il s’est auto donnés), il a répondu :
– moustique anophèle (piqûre + parasite protozoaire plasmodium)
– zone endémique (voyage à l’étranger)
– moustiquaire (absence)
– répulsifs et insecticides (absence)
– antipaludéen préventif (absence)
– drépanocytose (absence)
– HbS (absence)
– Et bien d’autres…

Donc, quand j’ai été formé à la transdisciplinarité, j’ai appris d’un sociologue que pour de nombreux ivoiriens, une des premières réponses qui est donnée c’est « le soleil ». Intriguée, j’ai posé la question à la nounou de ma fille, sénégalaise, j’ai dis « on m’a dit que beaucoup d’ivoiriens pense que le soleil cause le palu », elle me répond « oui, ici aussi on pense ça ! ». Bon. Comment on va convaincre des personnes d’utiliser des moustiquaires si elles pensent que la cause du palu, c’est le soleil ? Dites-moi : comment ?

Moustiquaire imprégnée distribuée par les programmes de lutte anti-palu et utilisée pour protéger les cultures des insectes ravageurs, parce qu’on a très bien compris que c’était efficace pour les repousser.

En tant que scientifique blanc, on a déjà une explication au palu, ça va bien quoi, pas besoin du soleil. On a envie de clore la question : ces gens ont une croyance, le soleil ne cause pas le palu enfin, ils ont tort. On va leur dire qu’ils ont tort. Le palu, c’est le moustique, point barre. Ça, c’est ce que font beaucoup, beaucoup de gens dans les milieux, disons,rationalistes: on identifie des croyances, on ne cherche pas à comprendre, on « sait », c’est faux. On boucle l’affaire.

Mais ce que m’a appris la transdisciplinarité, c’est de prendre les hypothèses de ce genre au sérieux. Avais-je consulté la littérature, pour savoir s’il y a un effet du soleil sur le palu ? Que nenni. Alors je vais voir la littérature. Et je trouve quoi ? Rien du tout. Aucune étude. Nada. Personne n’a regardé.

Du coup, je commence à utiliser cet exemple dans mon cours, en parlant aussi, au passage, de la nécessité de diversifier les profils des chercheurs, et la nécessité aussi, que les décisions clefs, soient prises par une diversité de chercheurs. Un chercheur blanc qui vit en Europe ne prendra jamais une telle hypothèse au sérieux. Il n’écrira pas un projet pour l’investiguer. Il ne financera pas un projet pour la tester. Mais un-e chercheur-euse qui a grandit là, qui, enfant, a « appris » que le soleil, ça cause le palu… qui, par un « biais de confirmation » (Qui a tellement peu la côte, et pourtant, sérieux, quel chercheur explorerait une hypothèse sans y avoir cru au départ pour des mauvaises raison ? Ca n’existe pas, en fait), aura observé un palu après que untel ait passé la journée au champ. Cette personne, il lui faudra des données, parce qu’elle lui donne une chance, elle, à cette hypothèse. Alors elle va chercher.

Dans chacun de mes cours, j’ai parlé de cet exemple, et j’ai entendu des (pas tous, mais des) chercheurs exprimer (avec gêne, et c’est bien dommage), qu’ils y croient un peu quand même. Et j’ai demandé : comment pourrait-on expliquer cette idée que le soleil, il cause le palu. Et comme je l’ai posée à plein de spécialistes différents, j’ai eu plein de réponses. Les médecins : peut-être que la personne a un palu asymptomatique, et quand elle bosse au champ et s’épuise, son immunité craque, et ça déclenche une crise. Les parasitologues : peut être que le parasite est sensible à la température, et que lorsqu’il fait chaud, l’infection de l’humain/ du moustique, est plus probable. Les écologues : peut-être que lorsqu’il fait chaud, ça correspond à la saison des pluies, et du coup il y a plus de moustiques, et plus de chances d’avoir le palu. Les linguistes : mais enfin, paludisme… dans la langue locale, ça veut dire fièvre en fait. Ah ok, en fait, dans ce « palu » il y a le palu des scientifiques, mais aussi… l’insolation.

C’est ça, prendre une idée au sérieux. C’est chercher toutes les manières dont la conception de la personne en face peut différer de la nôtre… parce que sa réalité immédiate lui donne accès à cette description-là du monde. Et cette description n’est pas fausse. Elle n’est pas encore cohérente avec notre description et interprétation du monde. Mais elle n’est pas fausse.

Imaginons que j’aille voir la personne qui a cette idée que le soleil cause le palu, et pour qui palu, dans sa langue, veut dire fièvre. Je lui dis : « Ok, alors on n’a pas la même définition. Ce que toi tu appelles palu, c’est ci. Ce que moi j’appelle palu, c’est ça ». Notez : on n’impose pas sa définition en mode t’as tort j’ai raison, par contre, hein, on s’en fout du sens des dicos, ce qui compte ce sont les usages, et l’usage de cette personne est valide, il lui permet de se comprendre dans sa communauté. Donc, on pose juste le fait qu’il y a plusieurs définitions, palu1 la sienne, palu2 celle du scientifique, et qu’elles ne se recouvrent pas totalement, ou que palu2 est un des morceaux de palu1, et que, de ce qu’on sait de palu2, il n’y a pas d’effet du soleil dessus. Vous croyez que la personne va dire quoi ? Elle va dire : « Aaah ok. Ben c’est ton palu, c’est toi qui sait. Ca marche, je vais ptet utiliser la moustiquaire alors ». Voilà, j’ai fait sens, ma description du monde est devenue compatible avec la description du monde de la personne en face.

A noter, en sciences, on dit souvent « avant de chercher à expliquer un phénomène, il faut prouver qu’il y en a un ». Là, j’aurais pu faire une étude épidémio, je ne sais pas, suivre une cohorte de gens qui bossent au soleil, et une autre de gens qui ne bossent pas au soleil, et à la fin, je regarde s’il y a un effet ou pas. Mais ce test, il ne permet de tester qu’une seule des explications ci-dessus (celle du médecin). Il loupe toutes les autres explorations. Donc non, il faut d’abord chercher les explications théoriques, et les protocoles qui vont permettre de les tester, ils découlent nécessairement des explications qu’on va lister.

Peut-être que plusieurs des hypothèses précédentes sont simultanément vraies. Mais on va devoir les explorer une par une, parce que si on vient dire à la personne « tu as tort, le soleil ne cause pas le palu » alors que ça contredit directement son expérience et qu’on a exploré aucune hypothèse pour tenter d’intégrer cette expérience à une nouvelle interprétation du monde qui fasse sens… on va juste échouer à la convaincre. Et on va échouer, surtout, à la convaincre d’utiliser la moustiquaire. Parce que sérieux, c’est chiant, les moustiquaires, alors il faut au minimum quelqu’un qui prend au sérieux mes observations directes du monde et me donne une explication qui intègre cette observation que j’ai faite, pour me convaincre de faire avec.

En attendant les données, vu que personne n’a encore cherché… on peut au moins présenter ces différentes hypothèses, et si ça se trouve, ça suffira pour que la personne voit qu’on n’est pas si hors-sol qu’on en a l’air, et donc, un peu dignes de confiance. Peut être que simplement avec ces hypothèses, on pourra commencer à convaincre.

Méthodes

Méthodes #3 Communication éthique et efficace

Qu’est-ce que la communication, et pourquoi est-ce important de s’y former quand on est chercheur ou communiquant scientifique ? Faire de la recherche c’est bien, mais si les résultats que l’on obtient restent dans les tiroirs, on a gaspillé du temps et de l’argent. Inversement, si les connaissances que l’on diffuse sont mal comprises ou utilisées à mauvais escient, on porte une certaine responsabilité. Lors de l’épidémie d’Ebola, un message qui a beaucoup circulé était qu’il n’existait pas de traitement à la maladie. En réalité, il n’existait pas de traitement spécifique, mais de nombreux soins devaient être prodigués qui amélioraient les chances de survie du malade (hydratation, etc.). Cette communication désastreuse a conduit des malades à ne pas consulter (les médecins étaient supposés ne rien pouvoir faire pour eux, de toutes manières !).

On peut avoir différentes motivations à communiquer : augmenter la connaissance, ou viser à ce que ces connaissances changent la manière d’appréhender un problème. Cependant, la communication va prendre différentes formes selon les objectifs que l’on a, et c’est ce qu’on va essayer de voir dans ici : comment optimiser sa communication pour répondre aux objectifs de diffusion de l’information que l’on se donne.

Pour commencer, cela peut paraitre trivial, mais la communication c’est un processus qui implique les différents éléments suivants : émetteur, message, canal de diffusion, récepteur. Nous allons décortiquer comment il est nécessaire de penser chaque élément relativement à son objectif de communication, si l’on souhaite mieux communiquer.

emeteur receveur

1 – L’émetteur

Vous êtes l’émetteur du message. En tant qu’émetteur, pour des raisons éthiques, il faut que vous soyez conscient de vos motivations à diffuser un message : vos motivations sont-elles uniquement de diffuser des faits pour permettre à chacun de se forger un avis éclairé ? Ou bien sont-elles intéressées ?

Il est communément admis qu’il est plus éthique de déclarer un conflit d’intérêt lorsque l’on communique, mais par conflit d’intérêt, on entend généralement des intérêts économiques ou des relations avec des entreprises, des organisations ayant elles-mêmes des intérêts économiques, des partis politiques. Cependant, la première motivation que l’on a à communiquer est toujours intéressée : vous êtes d’abord motivé pour transmettre votre propre vision du monde.

Ainsi, lorsqu’on l’on pense avoir pour seule motivation d’aider autrui à se forger un avis plus éclairé, l’implicite est que l’on pense que l’avis que l’on a soi-même EST le plus éclairé disponible. C’est son propre avis qui sert de référence.

2 – Le message

L’objectif de votre message est d’avoir un impact. De changer quelque chose chez le récepteur. Peut-être est-ce de simplement changer sa compréhension de quelque chose. Peut-être est-ce le convaincre qu’un choix est meilleur qu’un autre, pour influencer ses décisions. Pour une communication efficace, vous devez avoir une idée claire du message que vous cherchez à transmettre. Et pour identifier clairement le message que vous cherchez à transmettre, vous devez réfléchir à l’impact que vous voulez avoir sur le récepteur.

En effet, il faut se représenter votre message un peu comme un « poids », dans une balance. L’impact que vous cherchez à obtenir, c’est faire pencher la balance d’une certaine manière. Parfois, on cherche à convaincre que c’est un choix de compromis qui est le meilleur, et pour cela il faudra insister plus sur des messages qui font pencher la balance dans un sens que dans l’autre. Illustrons cela avec la question suivante : faut-il utiliser des pièges à moustique pour lutter contre le paludisme ?

Imaginons que dans le débat public, l’avis soit plutôt en faveur des pièges, car deux arguments circulent : ils permettent de capturer 10% des moustiques et participent à réduire la transmission.

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Dans le débat public, d’autres arguments seront également ignorés ou délaissés. Vous, vous avez effectué un travail de recherche, et vous avez trouvé un nouvel argument : les pièges peuvent être utilisés dans des lieux où les moustiquaires de lit ne peuvent l’être facilement, pour des raisons d’hygiène, par exemple dans des hôpitaux ou dispensaires. Si vous diffusez votre message sans réfléchir à l’impact que vous souhaitez avoir, alors l’impact découlera du message comme suit : vous allez convaincre les autorités de sponsoriser les pièges et leur développement, cela ira en faveur de leur développement et la promotion de leur utilisation, y compris, possiblement, dans les maisons. L’impact découlera du message, et non l’inverse.

En tant que chercheur ou communicant scientifique, vous avez une responsabilité. Comme dit ci-avant, vous devez d’abord réfléchir à l’impact que vous souhaitez avoir. Normalement, dans le cas présent, l’impact recherché est d’améliorer la santé publique et réduire la transmission le plus efficacement possible (et non promouvoir, par exemple, un outil que vous avez breveté). Or, on a parlé des arguments qui peuvent être négligés dans le débat. Par exemple, prenons les contres arguments suivant : 1- les pièges sont très chers, et l’argent mis dans les pièges est de l’argent en moins dans d’autres outils de luttes peut être plus efficaces, et 2- des travaux sociologiques ont montré que lorsque les gens utilisent des pièges, ils surestiment l’effet protecteur et négligent d’utiliser des moustiquaires. Lorsqu’on prend en compte ces deux arguments, on se rend compte qu’au final, promouvoir les pièges pourrait avoir un effet négatif. Et lorsqu’on ajoute le nouvel argument sur l’hygiène, la balance peut changer d’équilibre, sans nécessairement switcher vers le côté « pour ». Ainsi, bien que votre argument sur l’hygiène soit valide et valable en soi, le diffuser sans réfléchir à l’impact final que vous voulez réellement atteindre pourrait avoir un effet négatif.

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Pour avoir le « bon » impact, il va donc falloir redéfinir les contours du message à diffuser. Il ne s’agira plus de seulement dire que les pièges, c’est « bien » car ça permet de réduire la transmission et qu’en plus ça peut être utilisé dans les endroits où les conditions d’hygiène ne permettent pas d’utiliser les moustiquaires, mais il sera nécessaire de faire la liste de tous les arguments en faveur et en défaveur des pièges, d’insister sur ceux qui sont négligés, et de faire des recommandations conditionnelles ou plus mesurées, du type « les pièges pourraient être utiles dans les endroits où l’utilisation des moustiquaires n’est pas possible, cependant, il est important de rester vigilants à ce que leur promotion en dehors de cette sphère ne conduise pas à des effets délétères tels qu’une baisse de l’utilisation des autres outils de lutte ».

A noter, au passage : on voit ici que ce n’est pas parce qu’une communication est factuelle qu’elle n’est pas orientée. Une communication peut être tout à fait factuelle (les arguments présentés sont valides et justes), et, pourtant, par un « biais de cadrage » (seulement une partie des arguments est présentée), avoir un impact qui sert les intérêts d’une personne ou d’une organisation, plutôt que le bien commun. C’est une technique de manipulation fréquemment utilisée dans les débats publics et politiques, notamment par les lobbys, et il importe d’en avoir conscience pour faire preuve d’un meilleur esprit critique.

3 – Le canal de diffusion

Afin que votre message ait l’impact voulu, il convient de bien choisir son canal de diffusion. Il y a plusieurs aspects à prendre en compte, et qui peuvent nécessiter un compromis : le canal choisi est-il propice pour que mon audience entende le message ? Le canal choisi transmet-il mon message efficacement ?

Imaginons que je suis sur une place publique où il y a des passants, et je ne dispose que de quelques secondes d’attention de la part de mes récepteurs. Si je choisi de transmettre mon message en utilisant une illustration légendée sur un panneau, comme l’image ci-après.

Réutilisation de la MILDA-1
La moustiquaire imprégnée, normalement distribuée pour protéger les dormeurs dans les lits, est utilisée pour protéger les cultures des ravageurs.

Une telle image aura plus d’impact qu’une simple phrase audio « les moustiquaires imprégnée sont utilisées pour les cultures » dans un mégaphone. En effet, l’image permet de visualiser le message, ce que ne permet pas un message vocal.

Cependant. Si je cherche à communiquer des bonnes pratiques d’usage des moustiquaires, peut être que se positionner sur une place passante où je ne dispose que de quelques secondes n’est pas le plus efficace pour « atteindre » mon auditoire, et qu’il faille que je passe un message audio plus long par la radio. Je vais devoir faire un compromis et pour augmenter mes chances d’atteindre mes récepteurs, je vais choisir un canal qui est peut-être moins efficace d’un point de vue pédagogique et va m’obliger à un effort didactique plus important pour bien faire passer le message.

Par ailleurs, selon le canal utilisé, on peut ou non avoir un retour dans la communication, et lorsqu’on l’a ce retour permet d’ajuster le message que l’on dispense. De mieux le faire comprendre. La communication peut être uni ou bidirectionnelle.

Communication uni directionnelle Communication bi directionnelle
Radio, télévision Conférence avec séance de questions
Tract Discussion en tête à tête ou en petit groupe
Journaux, revues Etc.
Discours

Lorsqu’on choisit un canal de communication uni directionnel, il est d’autant plus important de bien préparer sa communication en amont, car il sera bien plus compliqué d’ajuster les incompréhensions par la suite.

Pour choisir correctement le canal, il faudra en fait identifier clairement le récepteur que l’on vise, comme nous allons le voir dans la section suivante.

4 – Le récepteur

Il est nécessaire d’identifier correctement le récepteur, et pas seulement pour le nommer, mais également pour comprendre :

  • La manière la plus efficace de l’atteindre.
  • Les éléments dont il dispose déjà à propos de mon argument ;
  • Les éléments dont il dispose déjà à propos du contexte général / du sujet.

4.1 – Identifier le meilleur moyen d’atteindre le récepteur

Reprenons la photo de la moustiquaire utilisée pour les cultures. Si je montre cette photo sur une place publique d’une capitale, je n’atteindrais que les personnes qui fréquentent cette place publique, et pas forcément les personnes exposées au paludisme. Il est nécessaire de choisir un canal de diffusion qui soit susceptible d’atteindre les récepteurs visés. Pour savoir quel canal est le plus propice, il faudra parfois s’adresser à des sociologues qui connaissent les habitudes des populations, et également prendre en compte les aspects de genre. Si je diffuse un message d’hygiène alimentaire à la radio, sera-t-il entendu des personnes qui font la cuisine ? Non, si par exemple les personnes qui font la cuisine sont majoritairement des femmes et que la radio est principalement écoutée par des hommes sur leurs temps de pause.

4.2 – Identifier les éléments dont le récepteur a besoin pour comprendre mon argument

En ce qui concerne le deuxième aspect, il s’agit de fournir un message pédagogique concernant l’argument lui-même. Il est probable que si ne fait que montrer la photo de la moustiquaire dans les cultures à une personne qui ne travaille pas dans la lutte contre le paludisme, elle ne saisisse rien du message que je cherche à faire passer (à savoir : les moustiquaires ne sont pas utilisées pour ce qui était prévu). Pire, un public non avertit pourra comprendre un message totalement de travers, comme on l’a vu avec l’exemple concernant Ebola (pour lequel « il n’y avait pas de traitement »).

Revenons à nouveau à la photo de moustiquaire. Cette photo « parlera » à mes pairs, à un public un minimum instruit sur les plans de lutte contre le paludisme. Ils mobilisent leurs connaissances préalables en épidémiologie et en paludologie, pour décrytper le message porté par la photo. Un public non avertit ne saisira pas forcément le message, ou pas sans explications supplémentaires. Inversement, si je communique pour mes pairs en reprenant toutes les bases de la santé publique et de la lutte contre le paludisme, ils vont trouver mon message inutilement chargé et ennuyeux, et j’échouerai tout autant à le faire passer. Il faut trouver le bon équilibre : qu’est-ce que mon audience sait déjà ? De quoi mon audience a-t-elle besoin pour comprendre mon argument ? Il faut juste remplir les trous, ne pas dire ce qui est déjà évident pour mon récepteur, ou passer par des détours inutiles à la compréhension, ou le récepteur sera ennuyé et perdu.

4.3 – Identifier les éléments dont le récepteur à besoin pour comprendre le contexte

Pour rappel, l’objectif qu’on se donne lorsque l’on communique n’est pas seulement de faire passer un message, mais aussi d’optimiser l’impact de ce message. Pour simplifier, nous avons utilisé la balance et traité de l’impact et du message, en amont, comme si tout le monde avait une connaissance préalable identique, et comme si certains arguments étaient connus de tous et d’autres étaient ignorés de tous. Ce n’est pas la réalité. En réalité, chaque individu à dans sa tête sa propre « balance ». Et si vous voulez avoir l’impact escompté, vous devez élaborer votre message non pas en fonction de votre propre balance à vous (ce qui vous convaincrait, vous, de prendre les bonnes décisions), mais en fonction de la balance de votre récepteur. Ainsi, quand on dit qu’il faut identifier le récepteur, encore une fois, il ne s’agit pas de juste pouvoir le nommer. Il faut le connaitre. Il faut s’informer sur ses a priori, sur la manière dont il se représente les pours et les contres dans son esprit. Là encore, il faudra parfois faire appel aux sociologues.

Mais ce n’est pas tout. Les arguments ne sont pas seulement connus ou inconnus de manière différente pour les uns et les autres. Des arguments identiques ont aussi des poids différents. Reprenons l’exemple des pièges à moustiques. Imaginons un piège dont le cout est de 60 USD. Vous cherchez à défendre que les pièges sont « biens » même dans un foyer. Mais ce coût, peut être que ce n’est pas grand-chose pour une famille moyenne voir rien du tout dans une famille aisée. Mais pour une famille pauvre, c’est totalement prohibitif. Le coût est un argument qui pèse beaucoup plus lourd pour une famille pauvre.

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Ainsi, vous pouvez avoir listé l’ensemble des arguments qui vous convainquent vous, et que le récepteur considère chaque argument pris séparément comme valable, et pour autant, échouer à convaincre ce récepteur. C’est parce que certains des coûts et bénéfices que la personne attribue aux arguments diffèrent, d’une personne à l’autre. Et ce n’est pas parce que la personne à laquelle vous vous adressez serait irrationnelle (chose qu’on entend fréquemment de la part de ceux qui s’identifient comme sachants) : les personnes pauvres dans l’exemple ci-dessus auraient raison d’écarter le piège comme solution si le prix est prohibitif (ce n’est pas une solution pour eux s’ils n’en ont pas les moyens). D’autres parts, les peurs, les aspects émotionnels pourraient créer des blocages psychologiques, des résistances, et ce sont des paramètres à prendre en compte dans la balance, puisqu’ils impactent réellement l’efficacité d’une solution, ou les coûts et les bénéfices d’un choix (un coût psychologique reste un coût) : une bonne solution est une solution qui remporte l’adhésion, puisque c’est un prérequis pour qu’elle soit effectivement appliquée.

En outre, et sans doute paradoxalement, même si ces peurs, ces aspects émotionnels, s’expriment d’une manière qui est – ou semble – irrationnelle, ce n’est toujours pas une raison suffisante pour les écarter comme non-pertinentes ; ils sont souvent sous-tendues par des arguments bien meilleurs que votre public ressent mais n’a pas verbalisé et a du mal à se représenter lui-même. La balance que nous avons représentée est une simplification, et en réalité la liste et le poids des arguments pour chacun d’entre nous sont très loin d’être faciles à dessiner.

Peut-être par exemple que le récepteur ressent un malaise face à un outil technologique qu’il ne maitrise pas, ce qui est en soi un contre-argument valide (l’introduction de cet outil va générer une dépendance, une perte d’autonomie, une perte de contrôle sur son environnement immédiat), et qu’il va exprimer cette réticence non pas en mettant en avant ce contre-argument mais en surestimant le poids d’autres arguments – y compris, parfois, d’arguments invalides ou peu valides – qui font pencher la balance du côté qui serait celui de l’argument non-verbalisé.

Typiquement, pour le compteur Lynky, l’argument « contre » qu’on entend le plus, c’est qu’ils émettraient des ondes, auxquels les réticents ne veulent pas s’exposer. Le compteur fait peur. Mais cette peur est en réalité également nourrie par le fait que le compteur fournira de nombreuses informations sur la consommation des foyers, en mode big brother. L’angoisse générée est tout à fait susceptible de suffire à expliquer les évanouissements, maux de tête, nausées (qui sont d’ailleurs les symptômes typiques d’une crise d’angoisse !) attribués aux ondes.

Et nous pourrions boucler la boucle en revenant à l’émetteur. En tant qu’émetteur, vous ignorez possiblement également une partie des arguments qui vous convainquent ou vous rendent réticent vous-même, et la manière dont certains aspects que vous n’avez pas identifié explicitement pèsent sur votre conviction qu’un choix est meilleur, inconsciemment. Peut-être qu’une partie de ces arguments sont ancrés dans vos intérêts, ou dans votre propre appréciation subjective de ce qui importe. D’où la nécessité de l’affichage de ses conflits d’intérêt et d’une introspection minimale pour une communication plus éthique… et plus efficace.

5- Conclusion

Au final, la communication à une dimension éthique très importante. Avant de communiquer, vous devez prendre en compte que vous dispensez votre message dans un contexte. Vous devez réfléchir dans quelle mesure l’élément, l’argument que vous apportez, change la donne dans le contexte plus général. Est-ce que cet argument fait basculer la balance vers un choix différent ? Vous ne faites pas que dispenser un message. Ce message va changer la balance de votre récepteur, et avoir un impact. Par soucis de transparence, il est nécessaire de donner à l’audience le contexte et les autres éléments essentiels, notamment ceux qui sont généralement sous-considérés, afin qu’ils puissent eux-mêmes soupeser les arguments en prenant en compte tous les aspects, et non pas uniquement les nouveaux arguments que vous apportez (attention aux conflits d’intérêt : ne présenter qu’une partie des données d’un problème pour convaincre de quelque chose qui va dans un sens qui nous arrange, c’est de la manipulation). Ainsi, suivez bien les différentes étapes d’une communication éthique et efficace :

  • Identifiez et analysez votre audience ;
  • Définissez vos objectifs de communication (impact souhaité) ;
  • Décidez du message à transmettre à votre audience ;
  • Sélectionnez les canaux de diffusion à utiliser ;
  • Elaborez vos supports de communication ;
  • Eprouvez vos supports et votre communication auprès d’un public test, ajustez ;
  • Dispensez votre message.

 

Remerciements : cet article est au départ pas mal inspiré des cours de communication scientifique que je dispense avec mes collègues dans le projet qui m’emploie (en santé publique). Merci à Gaël et Arnauld pour leurs précieuses contributions (voir co-autorat…).

Débats de spécialistes

Débats #4 Réponse à la réaction de Stéphane Debove sur ma critique de l’adaptationnisme

Stéphane Debove ayant fourni une réponse à notre article « L’évolution neutre en croisade contre l’adaptationnisme », et ce dernier étant un des principaux défenseurs de l’evopsy, que nous critiquons dans le billet suivant qu’il adressera aussi, il nous semble opportun de déjà répondre aux critiques fournies. En effet, il est important de bien se comprendre sur la critique de l’adaptationnisme si on veut bien se comprendre sur la critique de l’evopsy qui s’ensuit.

Je vais tâcher de reprendre tous son texte sans zapper une seule phrase, pour qu’on ne m’accuse pas de faire de l’argument jumping (oui je viens d’inventer le mot, mais c’est une stratégie rhétorique fréquente : ne répondre qu’aux arguments faciles pour donner l’impression qu’on est solide dans sa position, et ignorer sciemment ceux face auxquels on est moins à l’aise, ‘sauter par-dessus’. A noter, un moyen d’éviter que vos interlocuteurs ne fassent ça est de les numéroter et de les renvoyer au numéro des arguments auxquels ils n’ont pas répondu ensuite dans la discussion). Ça permettra également à chacun de vérifier que je ne fais pas d’hommes de paille.

Bref. Vous allez constater que la plupart des réponses aux arguments de Stéphane Debove sont déjà dans mon article (ce que je vais illustrer par des captures d’écran de mon texte), ce qui est un comble sachant qu’il reproche à ses interlocuteurs de ne pas lire ses propres arguments ce qui l’oblige à revenir moulte fois sur les mêmes choses. Au moins, ça va me permettre de répondre plus vite. C’est parti.

« Décidément, vous ne voulez pas que je prenne de vacances. On dirait que tout le monde profite de son mois d’août pour balancer sur la psycho évo : après Kumokun, au tour du blog “Ce n’est qu’une théorie” d’y consacrer un billet en deux parties : ici et .

Ces deux billets sont intéressants car basés sur des arguments plus “scientifiques” que d’habitude, étant écrits par une docteure en biologie. Le premier billet sur l’adaptationnisme est presque inattaquable dans le sens où il exprime un “point de vue”, même si j’ai quelques précisions à y apporter. Le 2e billet sur la psycho évo est par contre selon moi de moins bonne qualité, car gâché par une mauvaise connaissance de la discipline. Cela me prend beaucoup de temps d’y répondre, mais j’espère que vous trouverez cela utile et que ça me mâchera le travail pour mes vidéos à venir sur la psycho évo. »

Petite précision, parce que c’est subrepticement utilisé pour me décrédibiliser par un argument d’autorité discret plus loin (il écrira « Sachez que les chercheurs en psychologie évolutionnaire sont souvent bien mieux formés sur ces questions que les chercheurs en biologie, précisément parce qu’ils sont attaqués sur leurs méthodes depuis que la discipline existe. »). Je suis biologiste de l’évolution, pas juste biologiste. L’information est disponible dans la section « A propos » de mon blog.

Quand à savoir s’il s’agit d’un point de vue : cela est équivalent à dire «ce n’est qu’une opinion, et il n’y a pas vraiment d’argument pour départager des opinions de cet ordre, elles se valent toutes ». C’est du relativisme mal placé.

Enfin, concernant le « gâché par une mauvaise connaissance de la discipline », il s’avère à l’issu des discussions facebook que Stéphane Debove élargit le terme evopsy à quasi toutes les approches qui prennent en compte l’évolution pour étudier le comportement humain. J’espère qu’il prendra en compte le fait que j’ai clairement établi que ma critique est circonscrite à l’approche définie là :

cap1

Cependant, le débat d’étiquettes est important : il y a parfois des disciplines dont les fondements même sont voués à l’échec total (on peut prendre les exemples de la phrénologie ou de l’alchimie). Mais on peut facilement imaginer que dans la fin de vie de ces disciplines, on peut au mieux s’attendre à ce qu’acculées, les dernières personnes qui ont investi leur carrière dedans finissent par céder du terrain *un peu*, redéfinissent leurs méthodes mais continuent d’appeler ça du même nom de ce qu’ils faisaient avant, pour ne pas trop perdre la face. Le problème avec ça c’est qu’ils ne démentiront jamais les ‘résultats’ de l’approche bancale, et que ceux-là continueront d’être récupérés. S’il s’avérait que les fondements de la bonne vieille évopsy étaient vraiment impossibles à sauver, j’ose espérer que les jeunes chercheurs qui évoluent vers d’autres approches sauront lui trouver un nouveau nom, de la même manière que les chimistes n’ont pas continuer à se faire appeler alchimiste quand ils ont fondé une discipline dont les fondements étaient différents de la discipline ancestrale : à un moment, pour avancer, il faut trancher sur les erreurs du passé (c’est ce qu’on appelle ‘opérer un changement de paradigme’). Bon, là, Stéphane Debove compte apparemment défendre ce qu’il appelle la ‘version forte’ de l’evopsy, il semble donc qu’on n’en soit pas encore là. Attendons de voir, et concentrons nous sur la critique présente.

Le 1er billet se concentre sur l’adaptationnisme. C’est grosso modo la propension à analyser le vivant en termes d’adaptations, c’est à dire de traits ayant été sélectionnés parce qu’ils auraient apporté des bénéfices en termes de survie et/ou reproduction. Il se trouve que différents chercheurs ont différents points de vue sur la place à donner à cet adaptationnisme. À un extrême, faut-il considérer que tout comportement apporte forcément des avantages d’une manière ou d’une autre (ce qu’on pourrait qualifier d’adaptationnisme naïf) ? À l’autre extrême, faut-il considérer que tous les comportements sont le résultat de processus évolutionnaires de “dérive génétique” ou conservés par l’évolution à causes de contraintes variées, car la sélection naturelle n’est pas toute puissante ?

Chaque chercheur en biologie a un avis différent et se place quelque part sur le continuum entre ces deux extrêmes (les extrêmes n’étant pas, à ma connaissance, représentés, la plupart des chercheurs sont “pluralistes”). Ce qui fait qu’un chercheur se place à un endroit ou un autre du continuum dépend très souvent de sa formation (les généticiens vont souvent insister sur le neutralisme, les écologues sur l’adaptationnisme) ou de son sujet d’étude, qui l’amène à envisager un angle plutôt qu’un autre.

Alors il est intéressant de savoir que pour ma part j’ai travaillé un peu à toutes les échelles, avec des stages en génomique, évolution expérimentale, phylogénie, génétique évolutive, etc. J’étais un peu fada d’évolution j’ai voulu tout essayer. Comme je le précise dans l’article, j’étais adaptationniste au départ, et ça me semble un argument en soi : c’est ce à quoi mon parcours m’avait conduite à l’issue de ma thèse, et c’est ce dont je me suis éloignée en élargissant mes perspectives.

Petite digression avant de reprendre l’analyse du billet :

Point TRÈS important sur lequel j’insiste : la controverse sur l’adaptationnisme/neutralisme n’est PAS une controverse de la psychologie évolutionnaire mais une controverse de la biologie de l’évolution. Cette controverse remonte à bien avant la naissance de la psycho évo (cf la controverse entre Gould et Dawkins https://en.wikipedia.org/wiki/Dawkins_vs._Gould ) et elle n’est toujours pas résolue !

A noter, j’étais totalement Dawkinsienne il y a encore quelque années, et je ne comprenais pas et je n’aimais pas Gould. Comme je l’ai dis ci avant, c’est en élargissant mes perspectives que mon avis à évolué.

Si vous rejetez la psychologie évolutionnaire sur la base de l’existence de cette controverse (comme le font très souvent les attaques contre la psycho évo), vous rejetez aussi la biologie de l’évolution dans son ensemble. De plus, depuis quand le fait qu’il existe des débats internes à une science invalide cette science de fait ? Comme si, au début du XXe siècle, le fait que des chercheurs défendent la relativité générale face à la loi de gravitation universelle condamnait le champ entier de la physique…

D’une part, les éléments de la comparaison ne sont pas correctement placés ici. L’évopsy occupe une place définie sur ce que vous décrivez ci-avant comme un continuum (avec à ses extrême l’adaptationnisme d’un coté et le neutralisme de l’autre, et avec le pluralisme au centre). Elle se positionne du coté de l’adaptationnisme, et même si ce n’est pas pour des raisons empiriques, ça l’est à minima pour des raisons méthodologiques. Dans votre parallèle, ce qui serait pertinent ce serait de dire que rejeter l’évopsy à cause de la place qu’elle occupe dans le débat adaptationnisme/neutralisme (et non, comme vous le dites très mal, « au nom de cette controverse »), ce serait comme, au nom de la physique einsteinienne, rejeter celle de Newton, et non « le champ entier de la physique ».

D’autre part, ce n’est pas l’objectif principal de mon billet de rejeter totalement l’evopsy et encore moins uniquement sur cette dichotomie (j’apporte des arguments supplémentaires, pour dire que l’evopsy tombe particulieèrement dans cet écueil, et il serait fallacieux de ne pas en tenir compte), mais je comprends la nécessité de prévenir ce genre de raccourci. Peut être que je devrai préciser le niveau de crédence que je donne à mes propres affirmations, en fait. Faut-il rejeter complétement l’evopsy ? Je dirais que j’y crois à 90%. Ça laisse 10% de marge quand même. Faut-il revoir le niveau de crédence qu’on donne par défaut aux hypothèses evopsy ? Genre y croire à 30 ou 40% plutôt qu’à 90% ou 99% ? Ça j’y crois à 99.99%, par contre : il faut abaisser le niveau de crédence qu’on donne par défaut à l’evopsy. C’est prioritairement cette dernière chose que je défends (mais ce n’était possiblement pas très clair, merci de m’avoir poussée à le préciser).

cap2

Bref, retour à l’article :

L’adaptationnisme vient en différents parfums (adaptationnisme empirique, explicatoire et méthodologique), et si le sujet vous intéresse je ne peux que vous recommander la lecture de cet excellent article : https://plato.stanford.edu/entries/adaptationism/. Je ne comprends pas pourquoi l’autrice n’y fait pas mention. Ce n’est pas un “pseudo-débat” comme elle le dit. Je suis étonné de ne pas voir de références à tous ces débats, comme si on réinventait l’eau chaude.

Je trouvais que c’était un faux débat à la sortie de mes études, ma phrase est au passé et le contexte est clair.

cap3

L’article est effectivement excellent, je le recommande aussi. En gros, pour connecter mon propos à ce qui est dit dans ce lien : j’insiste beaucoup plus sur une critique de l’adaptationnisme méthodologique comme on peut le voir ici où je défini l’adaptationnisme que je critique :

cap4.png

Je fourni également, cependant, une critique de l’adaptationnisme empirique. Si on reprend les trois formes d’adaptationnisme, voici ce que j’en dis.

  • Ma critique de l’adaptationnisme empirique (suppose que la sélection est le principal facteur donc qu’il faut se focaliser dessus) :

cap5

  • La synthèse de ma critique de l’adaptationnisme méthodologique (avance que vu qu’il est plus simple de tester les hypothèses adaptatives, autant faire ça et ça suffira à faire le tri entre les hypothèses à un moment ou un autre), mais en gros c’est tout l’article qui critique en quoi cette démarche est problématique :

cap6.png

  • L’adaptationnisme explicatoire (avance que le but de la biologie de l’évolution est de proposer des hypothèses adaptatives, même si c’est en partie purement esthétique, et qu’il faut juste garder en tête que c’est un peu artistique) est quasiment celui qui me dérange le moins, même si je ne suis pas d’accord que le but de la biologie de l’évolution est celui-là et que je pense que c’est manquer d’ambition, ça pourrait à la limite se défendre, quoi. Le problème est que ce n’est pas du tout celui qui domine dans les croyances et pratiques des chercheurs, et le niveau de crédence donné aux hypothèses evopsy n’est pas du tout raccord avec cette démarche (il devrait être faible, si tout le monde pratiquait cet adaptationnisme là).

Je répète : des biologistes différents auront des avis différents sur à quel point les adaptations sont répandues dans le vivant, et à quel point elles sont optimisées.. Dans n’importe quel bouquin d’évolution vous trouverez une pile de références sur ce sujet controversé (voir par exemple, Ridley, 2004, Evolution, 2 pages de réfs…).

Donc au final, tout ce que je pourrai dire contre ce premier billet ne serait que le reflet de mon avis de biologiste contre celui de ma collègue biologiste, sans valeur de vérité pour autant. Pour ceux que ça intéresse, voilà quand même pourquoi mon avis diffère de celui de ma collègue (mais ce sont des débats de spécialistes !) :

De son avis de psychologue évolutionniste qui a fait un master en sciences cognitive et une thèse en évopsy, contre mon avis de biologiste de l’évolution, je pense que ça mérite d’être (re)précisé si on veut se la jouer argument d’autorité en loucédé (mais je préférerais qu’on se concentre sur la qualité des arguments et la démonstration de rigueur, en fait).

– l’argument basé sur la physique (que la physique n’étudie pas les coups de vent pour comprendre comment une balle tombe) fonctionne, à un détail près ! L’idée n’est pas d’éliminer la dérive car elle aurait un effet faible, l’idée c’est que la dérive ne permet pas d’expliquer l’apparente fonctionnalité du vivant ! C’est ça l’incroyable contribution de Darwin / Dawkins : la sélection naturelle est la *seule* théorie qui nous permet d’expliquer l’adaptation, ie pourquoi les être vivants semblent si adaptés à leur environnement et “fonctionnels” pour vivre dans un milieu donné.

J’ai répondu à ça dans la 2e partie (même si j’admets que c’est le morceau d’une légende d’une capture, ça peut avoir été zappé) :

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Je ne sais pas si mon argument est clair, je n’avais pas trop de place pour le développer, mais en gros : c’est fallacieux de choisir une méthode pour ce qu’elle permet d’accomplir. On ne choisi pas une méthode explicative parce qu’elle permet d’expliquer beaucoup de choses (et on s’en fiche si c’est parfois mal du moment que certaines fois on ne sait pas lesquelles mais tant pis, ça tombe juste), mais parce qu’elle permet d’expliquer bien ce qu’elle doit expliquer. Je ne sais pas, ça me parait évident et un peu hallucinant d’avoir à le préciser. C’est pas évident ?

C’est ça qui est émerveillant dans le vivant, c’est la fonctionnalité (“design” en anglais) ! En se baladant dans la nature, on voit des animaux parfaitement camouflés dans leur environnement. En étudiant la biologie cellulaire, on se rend compte à quel point toute la machinerie cellulaire est coordonnée et semble avoir été créée pour aboutir à un résultat spécifique. En étudiant la bio moléculaire, on se rend compte à quel point la fonction d’une protéine est intimement liée à sa structure. Bref, le vivant regorge de processus “fonctionnels”, et la sélection naturelle est le seul processus qui nous permet d’expliquer pourquoi ils existent. D’où cette insistance pour beaucoup sur l’adaptationnisme.

J’ai écris :

cap8

Je pense qu’il est clair qu’ici, je focalise ma critique aux traits pour lesquels il n’est pas évident dès le premier abord qu’il y a une explication adaptative spécifique. Et c’est le cas de la plupart des traits comportementaux auxquels l’evopsy s’intéresse, à mon avis.

Reste la question pas évidente de “qu’est-ce qui mérite l’appellation de “fonctionnel”” ? C’est une question pas facile du tout, mais ce n’est pas un sujet négligé, il y a des bouquins entiers consacrés à la question (par exemple Williams, 1966, il y a plus de 50 ans !). Il me semble que les chercheurs en biologie de l’évolution et psychologie évolutionnaire reconnaissent ces difficultés dans l’identification des adaptations, mais peut-être que l’autrice adresse ses critiques à des trucs qu’elle lit sur les réseaux sociaux (comme semble le confirmer son 2e billet) ?

Je ne parle de fonctionnel qu’à un endroit dans mon article : quand je dis que le concept d’innéité n’est pas fonctionnel. Je ne vois pas ce qu’apporte le concept de trait fonctionnel ou pas fonctionnel non plus. Une adaptation c’est seulement un trait qui a envahi une pop parce qu’il augmentait la valeur sélective, pas besoin du concept de fonctionnel pour réfléchir à ce qu’est une adaptation, donc.

Pour en revenir à la métaphore de la physique, j’aime beaucoup l’autre métaphore proposée dans cet article : comme en physique la force de gravité a un rôle insignifiant pour expliquer le mouvement des particules à une échelle microscopique, mais un rôle prépondérant pour expliquer le mouvement des planètes à une échelle macroscopique, l’ouvrage de la sélection naturelle est peut-être moins visible quand on étudie les détails de la génétique et sa “junk DNA”, mais quand on prend du recul, quand on “dézoome”, la sélection naturelle reste la force qui, à large échelle et depuis des centaines de millions d’années, façonne le vivant et permet de l’expliquer.

Je vois en quoi la métaphore est séduisante, mais ma critique n’a jamais été qu’on ne devrait pas expliquer la plupart des traits du vivant à l’aide de l’évolution biologique, elle est qu’on considère par défaut, pour un trait qu’on n’a pas encore étudié, qu’il est adaptatif, et donc qu’on cherche en premier lieu une explication qui soit adaptative pour ce trait. En gros : évidemment, qu’à grande échelle, la plupart des traits auront une explication adaptative. Mais tant qu’on ne l’a pas démontré pour un trait précis, on est encore à l’échelle où faut zoomer pour comprendre ce qui se passe, pour reprendre cette métaphore. Et quand on zoom pour certains traits, on se rends compte qu’il y a plein d’autres hypothèses déjà disponibles et plus plausibles a priori que les hypothèses adaptatives, et ça, ça fait qu’on va devoir fournir un travail plus rigoureux avant de conclure qu’ils sont adaptatifs.

– le neutralisme EST déjà l’hypothèse privilégiée pour un nombre très grand de traits, mais on ne le voit pas précisément parce qu’on n’évoque pas ces traits. Par exemple, on ne fait pas de recherche pour expliquer l’avantage évolutif “d’aller acheter des cigarettes”, “de se gratter le nez”, “de regarder la télé”, etc… On a des hypothèses plus parcimonieuses pour ça, ie que ces comportements ne sont que des co-produits d’autres facultés cognitives.

Ok, ça ça aurait pu être « le » bon argument de ce billet. Mais pour le coup ça va dans le sens exact inverse de ton argument précédent 😉 : quand on dézoome et qu’on regarde vraiment, la plupart des trucs sont-ils adaptatifs, ou sont-ils neutres ? Ou bien ils sont plus souvent adaptatifs pour la plupart des traits biologiques… et plus souvent neutres pour les comportements ? Ce serait reconnaitre que pour les comportements, il y a bien une exception de traitement à faire… et que l’hypothèse qu’ils sont neutre doit encore plus être l’hypothèse nulle que pour les autres traits.

Les hypothèses d’adaptations sont généralement (normalement) réservées à des traits qui ont certaines caractéristiques particulières (voir à nouveau Williams 1966 ou un bouquin de psycho évo)

Quelles sont les caractéristiques particulières auxquelles tu penses ? Parce que si tu lis Pinker, le mérite de l’evopsy serait de s’être attaqué aux sujets sexys….  aux comportements funs à étudier, quoi :

Psychology Today : Why is evolutionary psychology all the rage right now?
> Pourquoi l’évo psy est si à la mode en ce moment?
Pinker : Often, introductory psychology lecturers defiantly tell their classes, « Everything you’ve come here to study you will not get in this course. » Topics like love, sexual attraction, religion, work, jealousy, anger, guilt, morality–all of the things that give life its color–are omitted from many psychology curricula. Instead, students get a cafeteria of topics like attention, attitude formation and short-term memory. Evolutionary psychology addresses, in a scientific way, all of the juicy topics that have been banished from the psychology curriculum. 
> Souvent, dans les cours introductifs de psychologie, les enseignant.e.s disent à leurs étudiant.e.s « Tout ce que vous venez apprendre ici, vous ne l’aurez pas dans ce cours. » Les sujets comme l’amour, l’attirance sexuelle, la religion, le travail, la jalousie, la colère, la culpabilité, la moralité – tout ce qui donne sa couleur à la vie- sont omises dans nombre de formations à la psychologie. A la place, les étudiant.e.s ont un buffet de sujets comme l’attention, la formation des attitudes ou la mémoire à court terme. L’évo psy traite, scientifiquement, tous les sujets sexy qui ont été bannis des formations en psycho.

(fin de citation de Pinker)

– enfin et SURTOUT, la posture adaptationniste génère IMMÉDIATEMENT des prédictions testables (ou alors, ce n’est pas une bonne hypothèse), pas “testables plus tard” comme le dit l’autrice.

Je ne dis PAS ça. Quand je parle d’hypothèses à tester plus tard, je parle d’hypothèses de travail, pas des hypothèses effectivement étudiées par l’evopsy :

cap9

Les hypothèses de travail sont l’équivalent des axiomes en mathématiques. Là c’est vraiment de l’épistémologie, pour le coup : en sciences, on travaille toujours dans un cadre théorique qui n’est pas totalement testé, et qu’on considère comme ‘plausible’, et on formule des hypothèses à l’intérieur de ce cadre, et ce sont elles, qu’on teste. On ne teste les hypothèses de travail que plus tard, avec en tête l’idée qu’il y a des chances qu’elles ne changent pas trop les conclusions. Pour illustrer : on fait la plupart des modèles d’évolution en mode déterministe d’abord (pas de dérive), et on peut étudier l’effet de certaines autres variables (recombinaison, migration, etc, par exemple) dans ces modèles, et tirer des conclusions qu’on espère valide de manière plus générale, même dans un contexte où il y a de la dérive. Mais on ne le vérifiera que plus tard, quand on fera des modèles stochastiques.

Mon argument, ici, c’est que les hypothèses de travail de l’évopsy traditionnelle (innéité des traits, prédominance de la sélection directe dans les patterns d’évolution) ne sont pas assez raisonnables pour que leur prise en compte à terme ne remette pas en cause de manière importante un certain nombre des résultats de l’évopsy.

Hypothèses de la forme : “Si tel trait a évolué pour telle raison, ALORS on devrait retrouver tel pattern de résultats aujourd’hui”. En testant ces prédictions, on peut tout de suite renforcer l’hypothèse adaptationniste, ou au contraire la défavoriser, ce qui revient à donner plus de crédit à la dérive.

Non. C’est là qu’on voit que les cours d’épistémologie manquent, et tu n’as pas compris l’argument sur le fait de devoir considérer la dérive comme hypothèse nulle : tu penses qu’il y a symétrie /binarité entre les hypothèses explicatives et qu’accepter une doit permettre de rejeter l’autre. On n’est pas dans un cas où on teste des hypothèses qui sont théoriquement incompatibles et mutuellement exclusives, et où rejeter l’une permet d’accepter l’autre, ou inversement. C’est la même chose quand on confronte les hypothèses adaptatives, d’ailleurs, on le fait souvent comme si elles étaient mutuellement exclusives, à tort. Je te donne un exemple tu vas comprendre j’espère en quoi il faut revoir nos modes de pensée. Dans mon premier article j’avais d’abord écrit, quand je parlais de la grenouille :

« La couleur verte est-elle un camouflage pour se protéger contre les prédateurs ou est-ce un camouflage pour mieux chasser ses proies ? »

Puis pour éviter la formulation finaliste j’ai reformulé en :

« La couleur verte est-elle un camouflage qui permet de se protéger contre les prédateurs ou est-ce un camouflage qui permet de mieux chasser ses proies ? »

On voit beaucoup mieux dans la 2e formulation en quoi s’autoriser une vision panglossienne des adaptations conduit à faire de fausses oppositions et à mal formuler les questions. Ce n’est pas la bonne question de savoir pourquoi un trait a évolué. On va débattre pour savoir si c’est la prédation ou se protéger comme proie qui a été ‘the one cause’ (ceci est une métaphore, hein je pense à d’autres traits en réalité, pour lesquels il y a réellement débat de « qu’est ce qui est la vraie cause adaptative », mais les pistes explicatives sont un brin trop complexes pour être exposées ici), alors que ça ne marche pas comme ça, l’évolution. Il y a la somme de tout ce qu’un trait permet et qui le rend avantageux, il y a les contraintes, il y a la manière dont il apparait, etc.  Le trait est là du fait de la somme de ces forces ou parce qu’il n’a pas été éliminé, et typiquement un trait même totalement culturel (genre une idéologie qui oblige à être juste, pour prendre un sujet que tu connais), vu qu’il est héritable (via la culture), il peut se diffuser ET être avantageux, même s’il n’a rien d’inné, même s’il n’est pas « codé en dur dans l’ADN », comme je dis.

Donc : démontrer par un modèle que tel trait est effectivement avantageux dans les conditions X et Y, ça donne effectivement *un peu* de crédit à l’hypothèse qu’on teste, faire une étude empirique pour tester les prédictions de cette hypothèse aussi, mais ça ne permet pas dire si la sélection à prédominé ou non sur la dérive, si le trait est codé en dur ou plastique, etc. Ça ne permet pas d’écarter que les hypothèses explicatives alternatives soient également en jeu. L’adaptationnisme, même s’il est méthodologique (et reconnait que les autres mécanismes d’évolution peuvent intervenir, *sur le principe*), n’investit pas assez ces autres mécanismes pour leur donner la place qui leur revient et répondre correctement à la question « comment le trait a t’il évolué ».

Le problème, ce n’est pas que ça n’a aucune valeur, c’est seulement d’ensuite utiliser ces résultats pour dire «ce trait est là parce qu’au pléistocène il y avait telle pression de sélection, c’est factuel, point ».

Soyons concrets avec un cas simple : la couleur de la peau.

Hypothèse adaptationniste : “La couleur de la peau a comme avantage adaptatif de nous protéger du soleil tout en nous permettant de synthétiser assez de vitamine D”
Prédiction : “Dans les régions où il y a plus de soleil, la peau doit être plus foncée”.
Test…
Prédiction vérifiée.

Vous remarquerez que *en principe*, ça pourrait aussi être par hasard que les gens ont la peau plus foncée dans les régions où il y a plus de soleil (hypothèse de la dérive). Mais la dérive n’aurait pas pu faire cette prédiction *a priori* (plus exactement, cette prédiction n’a pas plus de poids que n’importe quelle autre relation couleur de peau / géographie).

Tu illustres exactement ce que je dis qu’il faut pas faire plus haut (tant mieux ça me permet de voir que je ne fais pas d’homme de paille) : tu penses que la théorie neutraliste, c’est dire «le trait à évolué complétement par hasard ». Or ce n’est pas ça, la théorie neutraliste. Dans le lien que tu as donné, ils parlent d’ailleurs plutôt de pluralistes, face aux adaptationnistes, j’aime bien ce terme. L’enjeu n’est pas de dire « c’est la dérive OU la sélection », mais de dire : la sélection ne fait pas tout, il est possible qu’elle joue sans qu’on soit à l’optimum pour autant, et que certains patterns qui sont surprenants si on ne regarde que ce que devrait être l’optimum, soient mieux expliqués par d’autres facteurs que la sélection.

Sans compter que l’hypothèse adaptationniste permet aussi de générer d’autres prédictions qui nous *apprennent* des choses :

Prédiction 2 : les personnes qui ont le plus besoin de vitamine D (comme les femmes, à cause notamment de la grossesse et l’allaitement) auront la peau plus claire.
Test…
Prédiction 2 confirmée.

A nouveau, je ne renie pas l’éclairage évolutionniste en général, comme dis plus haut. Et même pour l’evopsy, j’ai écrit :

cap10

Ce n’est donc pas, comme le défend l’autrice, “par *facilité*, que nous partons de l’hypothèse que la plupart des traits sont en premier lieu des adaptations directes, et qu’il ne convient de chercher des explications alternatives qu’en dernier recours”.

Ou plutôt si, c’est bien par facilité, mais par “facilité” on entend la possibilité de formuler des prédictions testables. Ce qui me semble plutôt positif !

« Mais par “facilité” on entend la possibilité de formuler des prédictions testables » Oui, c’est exactement ce que je dis, et je démontre en quoi c’est limitant. Je ne dirais pas que c’est « négatif » en opposition à ton « positif », par contre, mais ça doit juste conduire à se dire et à garder en tête qu’on a pas testé un pan entier d’hypothèses tout à fait plausibles aussi.

Voici exactement le même discours repris de “Evolution and Genetics for Psychology” (de Nettle, excellent bouquin, qui n’est pas de la psychologie évolutionnaire à strictement parler) par exemple, qui tout en reconnaissant l’importance du pluralisme, reconnaît l’utilité de l’approche adaptationniste :

cap11

Oui il défend l’adaptationnisme méthodologique quoi, qui est bien la démarche que je critique, moi. Comme toi, il ne comprend pas en quoi il est vraiment important de considérer le neutralisme comme l’hypothèse nulle, en quoi les hypothèses alternatives ne sont pas symétriques aux hypothèses nulles, et en quoi on peut très bien trouver des éléments en faveur des hypothèses adaptatives sans que pour autant la sélection ait été le facteur prédominant dans l’évolution du trait. En quoi ne tester qu’une partie des hypothèses, celles qui sont le plus simple, parce qu’on n’a pas les moyens de tester l’hypothèses nulle, ça peut conduire à de mauvais modèles explicatifs.

Je crois qu’il va falloir que je me mouille vraiment beaucoup à ce stade, pour illustrer le problème, en fait. Je vais illustrer ce que je critique en prenant pour exemple… un article que j’ai écrit il y a quelques années, et qui est adaptationniste à un niveau tellement caricatural que j’ai vraiment du mal à assumer :

cap12

Je le répète, je ne pense pas que les chercheurs ignorent *théoriquement* la dérive, la plasticité, etc. Ce n’est pas ce que je dis. Mais je pense que pour des raisons techniques et aussi parce que c’est plus accessible, on se focalise sur la sélection naturelle, et on néglige les aspects que je liste dans mon article. C’est une critique méthodologique. Moi, j’étais capable d’écrire un article comme celui-ci alors que j’étais très, très au point en génétique des pops (donc je connaissais très bien la dérive), et que j’ai littéralement fait mon stage de m1 sur l’évolution de la plasticité. Juste, ponctuellement, sur ces sujets, je n’étais pas en mesure de mobiliser ces connaissances pour avoir le recul critique que j’ai maintenant. Connaitre, même bien, ces aspects, ne protège pas contre l’adaptationnisme, car l’adaptationnisme ce n’est pas ignorer les effets de la dérive, la plasticité, etc, c’est penser que les négliger (quand ils sont pas évidents à voir) ne changerait pas trop les résultats qu’on obtiendrait si on ne les négligeait pas. Je trouve que cet article (que je viens de redénicher, je ne l’avais pas relu depuis des années en fait) illustre hyper bien ce que je critique, en fait : on focalise tellement sur une explication donnée qu’on en vient à oublier la dimension complexe et multifactorielle des déterminismes, jusqu’à croire que cette explication explique déjà bien suffisamment ce qu’on chercher à expliquer, ce qui conduit… à penser qu’elle prédomine, et à ne pas chercher plus loin. Et donc, à ne plus confronter son hypothèse aux alternatives qui pourraient réellement l’affaiblir.

Après, en fait je pense que c’est une vision qui pose problème à une échelle qui va bien au-delà de la biologie de l’évolution (et qui est connecté au scientisme), cette vision selon laquelle « la science fini toujours par s’autocorriger, donc y a pas trop besoin de faire de critiques sur la manière dont ses pratiques jouent sur les résultats qu’elle obtient ». La plausibilité et le poids qu’on donne à une hypothèse explicative ne dépend pas QUE des éléments qu’on a en faveur de CETTE hypothèse-là. Ils dépendent aussi des éléments qu’on a en faveurs d’explications alternatives. Et du coup, si on n’explore pas ces alternatives, parce qu’on en a pas les moyens ou qu’on ne s’en donne pas les moyens, et bien on surestime le poids de l’hypothèse sur laquelle on est focalisé. Il faudra probablement que je fasse un autre article sur ça de manière plus générale (j’avais même fait un petit modèle mathématique une fois pour expliquer en quoi cette vision pose problème, c’est un de mes nombreux brouillons en cours, en fait…).

Enfin, je tombe un peu des nues face aux deux paragraphes sur la plasticité. [Edit : je viens de lire sur Facebook que l’autrice ne reproche pas aux chercheurs de ne pas connaître l’influence de la plasticité, mais de ne pas la prendre en compte comme hypothèse dans leurs études. Je supprime donc tout ce que j’avais écrit sur cet homme de paille, il serait bon que l’article soit plus clair sur ce point.]

Je remets ce que j’avais écrit sur facebook : « les chercheurs en bio évo savent bien sur très bien ce qu’est la dérive et la plasticité, et les evopsy ont bien entendu déjà entendu parler de dérive, et même peut être reçu des cours de génétique des populations. Le sujet ce n’est pas « est ce que les gens savent que la dérive et la plasticité ça existe » (pas du tout) mais « est ce que les chercheurs savent et peuvent intégrer ces connaissances dans leurs recherches, réellement, et est ce qu’ils le font ». Et la réponse est : bof. Et ce n’est pas un problème qu’en evopsy, hein, moi j’ai été hyper frustrée pendant ma thèse (et je bossais sur les angiospermes et seulement marginalement sur les mammifères) à cause du fait qu’on était hyper contraints par nos objets d’étude. J’ai travaillé sur les conflits d’allocation parentale, et avec les conflits c’est coton de faire des prédictions, en gros on peut tout prédire car on aura tel ou tel pattern selon qui gagne le conflit…. ça ne permet pas de facilement tester « il y a bien les traces d’un conflit’, tout ce qu’on peut tester c’est si oui ou non les conditions théoriquement nécessaire pour qu’il y ait conflit (les conditions initiales quoi) sont ou non présentes. » Bref, à nouveau: je ne parle pas de «est ce qu’on sait que ça existe » mais de pratiques concrètes et réelles en recherche, de l’énergie qu’on met à explorer les différentes hypothèses.

En conclusion : le débat sur l’adaptationnisme est ancien. Je suis relativement d’accord avec l’autrice que beaucoup de chercheurs en biologie n’ont pas eu de vraie formation sur la façon de générer et tester des hypothèses en biologie de l’évolution (ce que l’autrice appelle “épistémologie de la biologie évolutive”, et que j’appellerais juste “biologie de l’évolution”). Mais former ces chercheurs ne résoudra certainement pas le débat sur la légitimité ou la place de l’adaptationnisme : même parmi les chercheurs et philosophes de la biologie les mieux formés (pensez Gould et Dawkins), le débat persiste !

Gould est mort en 2002, hein. Bon on va être charitable et dire qu’il parle de ses héritiers, mais ça m’a fait rire donc je voulais partager 😉. Bon. C’est gentiment naïf. Comme je l’ai déjà écrit sur facebook : la remise en cause des sciences c’est jamais des gens qui disent ‘ah ouais j’ai eu tort sur tout du début en fait, et vous aviez raison’, on est bien d’accord, hein ? Les trucs mauvais ne disparaissent que lorsque les gens qui les font meurent et que personne ne veut plus reprendre derrière. A la limite, comme je l’ai dit ci-avant, sur la fin, on peut s’attendre à ce qu’acculées, les personnes qui ont investi leur carrière dedans finissent par céder du terrain *un peu* (au moins les plus malins), mais continuent d’appeler ça du même nom que ce qu’ils faisaient avant pour pas trop perdre la face. Le problème avec ça c’est qu’ils ne démentiront jamais les ‘résultats’ de l’approche bancale, et que ceux-là continueront d’être récupérés. Bref, c’est les jeunes générations, qui peuvent vraiment établir de nouveaux modes de pensée parce que ces personnes n’ont pas encore trop d’enjeux personnels à le faire. Et pour que ça se produise, il faut regarder si *les jeunes* sont bien formés. Et c’est pour ça que dans mon article, j’ai précisé ça :

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Ce n’était pas juste pour me faire mousser (si c’était ça j’ai mieux hein), non, c’est parce que vraiment : j’incarne parfaitement la jeune génération « bien formée », celle qui aurait les moyens d’évaluer correctement les arguments si elle les connaissait mieux, et que *pourtant*, je pensais mal les termes du débat. Si le débat n’est pas tranché, c’est pour les raisons données dans le lien que tu as partagé plus haut, sur les différents types d’adaptationisme : les biologistes de l’évolution en général ne s’approprient pas ces débats. On a la tête dans le guidon, on réfléchit aux méthodes nécessaires spécifiquement à l’étude de nos sujets, au test des hypothèses qu’on a choisi de tester (en vrai en général, c’est plutôt : « ah tiens je pourrais tester ça comme ça, bon ben je vais le faire), mais on ne réfléchit pas assez de manière plus globale, au fait qu’on ne planifie pas de tester X plutôt que Y, parce que c’est pour X qu’on a eu une idée de test et pas pour Y. Et ça c’est parce qu’on n’est pas formés à l’épistémologie de l’évolution, les travaux des philosophes des sciences (qui eux sont tout à fait d’accord entre eux, au passage) restent en philo des sciences. Et l’épistémologie de l’évolution, ce n’est pas la biologie de l’évolution, et ce n’est pas juste « apprendre comment générer et tester des hypothèses » comme tu le dis, pas du tout, c’est totalement différent, le sens que je donne à ça ! C’est comprendre comment fonctionnent les sciences en pratique, et les limites inhérentes à ces pratiques, et ça va bien au-delà de connaitre la réfutation poppérienne. Il ne suffit pas d’être biologiste de l’évolution pour avoir appris l’épistémo de l’évolution, vraiment pas.

Alors oui, peut être que ce problème est plus général en sciences, et pas spécifique à la biologie de l’évolution, mais, quand même, je bosse en santé publique maintenant, et les chercheurs de la discipline ont une éthique de travail qui les conduit à graduer les niveaux de preuve, et à les mettre en rapport avec les conséquences qu’auront leurs publications dans la sphère publique. En biologie de l’évolution, on commence tout juste à voir émerger des domaines d’application, et certes vous allez devoir me croire sur parole, mais vraiment, on n’a pas le même recul.

L’adaptationnisme, sans en faire une religion, reste très utile pour générer des hypothèses *testables*. À partir du moment où ces hypothèses sont testables, et où les autres explications ne sont pas rejetées d’emblée, je ne vois pas vraiment le mal à faire de l’adaptationnisme son cadre de recherche par défaut.

C’est tout l’objet de mon article d’expliquer où est le problème à le faire, en fait….  Du coup j’invite à le relire, je crois qu’il est assez clair à ce stade qu’il a été lu trop vite (beaucoup des critiques trouvaient réponse dans le texte). Ou peut être qu’il n’était pas assez clair, la présente réponse devrait avoir éclaircit ce qui ne l’était pas.

Sachez que les chercheurs en psychologie évolutionnaire sont souvent bien mieux formés sur ces questions que les chercheurs en biologie, précisément parce qu’ils sont attaqués sur leurs méthodes depuis que la discipline existe. Mais ça, on le gardera pour le prochain billet…

Déjà répondu à ça plus haut, ce petit argument d’autorité qui ne dit pas son nom…

On termine avec le tout premier paragraphe du grand classique de Williams sur les adaptations, qui me semblait dire exactement la même chose que l’autrice de ce billet il y a plus de 50 ans…

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Et donc, que disais tu sur facebook ? Que les evopsy se tuaient à répéter la même chose sans être entendu ? Il semble que les anti-adaptationnisme ont le même problème…

Sérieusement, pour finir, je remets cette phrase, car dans les discussion facebook, je vois que beaucoup ont vraiment du mal à comprendre ce que je cherche à dire, et répondent à coté : l’adaptationnisme ce n’est pas ignorer l’existence théorique d’effets de la dérive, de la plasticité, etc. C’est penser que les négliger (quand ils sont pas évidents à voir) ne changerait pas trop les résultats qu’on obtiendrait si on ne les négligeait pas. Donc : à part lorsqu’on a une idée des déterminismes génétiques précis d’un trait (et encore, il faut même plus que ça), on n’a PAS les données pour savoir si le fait de négliger ces aspects pour comprendre l’évolution de ce trait est une approximation acceptable ou pas. On a donc deux options : avoir ‘foi’ dans le fait que c’est probablement acceptable, et maintenir le niveau de crédence qu’on a dans les hypothèses explicatives fournies pour ces traits, ou bien abaisser le niveau de crédence qu’on donne à ces hypothèses pour tenir compte de ces données manquantes. Je plaide pour la 2e option.
Voilà, si on pouvait émettre des critiques ciblées sur le coeur de ce que j’ai à dire, c’est à dire ça et la logique qui m’y conduit, je veux bien y répondre, sinon, vraiment, passez votre chemin quoi.

Débats de spécialistes

Débats #3 L’évopsy, un cas d’école de l’écueil adaptationniste

Cet article fait suite à un premier volet portant sur l’eceuil adaptationniste, intitulé «L’évolution neutre en croisade contre l’adaptationnisme». Il sera difficile de comprendre les fondements du présent article sans avoir lu auparavant le 1er volet, sa lecture est donc chaudement recommandée.

La psychologie évolutionniste, ou evopsy, est une discipline qui vise à expliquer les processus cognitifs par la biologie de l’évolution. Comme expliqué par Poirier et col. 2005, traditionnellement, la psychologie évolutionniste (ce que Poirier et collaborateurs qualifient de bonne vielle psychologie évolutionniste, et que l’on va critiquer ci-après) est caractérisée par plusieurs hypothèses de travail, dont le fait que l’architecture cognitive humaine est formée de modules distincts qui ont évolué indépendamment pour répondre à des besoins spécifiques, le fait que ces modules ont évolué par le biais de la sélection naturelle, et le fait que l’architecture cognitive humaine est l’expression phénotypique de l’héritage génétique humain, lequel est plus ou moins partagé par tous les humains (innéisme).

L’evopsy est une discipline a laquelle il est souvent reproché de faire de l’adaptationnisme, avec les torts associés, que j’ai décrits en 1ère partie. Les chercheurs en evopsy reprochent en retour à leurs détracteurs de ne focaliser leurs critiques que sur l’evopsy (et non sur la biologie de l’évolution en général) en raison de susceptibilités vis-à-vis des résultats qu’elle produit (qui touchent à l’humain), alors qu’il n’y aurait pas de raison que les méthodes de la biologie de l’évolution ne s’appliquent pas aux comportements humains comme elles s’appliquent pour n’importe quel autre trait qu’étudie la biologie. Nous avons vu que la critique d’une approche adaptationniste peut en fait s’appliquer à la biologie de l’évolution en général (à part aux chercheurs de l’école neutraliste, qui défendent une approche dans laquelle l’hypothèse nulle est l’évolution neutre), mais il se trouve qu’il y a des raisons concrètes pour lesquelles cette critique s’applique en particulier à la psychologie évolutionniste. En effet, tous les travers dénoncés en 1ere partie sont démultipliés par la nature même de l’objet d’étude de la psychologie évolutionniste : le comportement humain. Nous allons reprendre les critiques de l’adaptationnisme une par une, et voir comment elles s’appliquent spécifiquement à l’evopsy.

  • L’evopsy n’a pas les moyens d’étudier l’ensemble des mécanismes évolutifs

En évopsy, la pratique est réellement de prendre un comportement (exemple : la jalousie) et d’y chercher des explications adaptatives. On va rechercher pourquoi tel phénotype a évolué, plutôt que comment, et si les psychologues évolutionnistes se défendent de négliger les explications évolutives de type dérive ou by-product (Confer et col. 2010), la nature des données dont ils disposent, et le flou immense qui règne sur les déterminismes génétiques sous-jacents aux comportements, oblige la discipline à n’utiliser ce type d’explications qu’en dernier recours. Il ne leur est juste pas possible, pour l’instant, de tester l’hypothèse qu’un comportement a évolué juste parce qu’un gène qui lui est sous-jacent est pléiotropique, comme il m’est, à moi par exemple, possible de regarder, quand je travaille sur les moustiques Anophèles, comment la sélection des gènes de résistance aux insecticides (dont les principaux sont identifiés) génère d’autres phénotypes en by-product (comme une différence de sensibilité de ce moustique à l’infection par le parasite responsable du paludisme, pour parler de mes travaux en cours). De même, la comparaison avec les autres espèces est également moins accessible : autant il est facile car visuellement possible (grâce à l’anatomie comparée) d’identifier l’appendice intestinal humain comme un reliquat d’organe utile chez un ancêtre commun, autant il n’est pas possible de faire de même avec les processus cognitifs, que l’on ne peut pas décrire simplement et visuellement, et comparer entre espèces aussi aisément qu’on compare les anatomies.

Plus précisément, cette difficulté résulte de la nature complexe des traits comportementaux, qui rend difficile d’en avoir des définitions réellement pratiques. Par exemple, on pourrait croire que l’homosexualité est un trait comportemental assez clair, aux contours bien définis. Pourtant, l’homosexualité, ça peut être le fait d’avoir des pratiques sexuelles (avoir des rapports avec des personnes du même sexe) indépendamment d’attirances, juste pour le plaisir (comme par exemple le fait de se masturber est une sexualité indépendante de toute attirance), le fait d’avoir une attirance pour les personnes du même sexe, le fait de ressentir un dégoût à l’idée d’avoir des relations sexuelles avec des personnes du sexe opposé, etc. (on peut encore imaginer d’autres définitions). On voit très vite, quand on y réfléchi, que l’homosexualité n’est pas un simple trait, pas du tout. Et on ne s’est arrêté qu’à l’humain… comment la définir si on veut comparer les espèces entre elles ? On ne va pas pouvoir demander aux souris qu’elle est leur attirance, ou à quelle orientation elles s’identifient. Parce que les comportements sont moins visuels, les étudier en tant que traits biologiques (plutôt que comme phénomènes sociaux) nécessite une prise de recul conceptuelle, sans laquelle on risque d’être flou, et étudier un trait flou revient à peu près à la même chose que de dire « on va étudier les déterminismes génétiques et les causes évolutives des membres », sans préciser si on étudie les mains, les jambes, ou les appendices des drosophiles. Ça n’a pas de sens. Pour des raisons pratiques, il va y avoir un compromis nécessaire entre avoir des définitions les plus précises possibles, pour pouvoir chercher un déterminisme génétique, avoir des définitions assez larges pour être applicables d’une espèce à une autre, et avoir des définitions qui correspondent aux représentations que l’on se faisait du trait, initialement. Pour comprendre en quoi c’est limitant, on peut prendre l’exemple d’un généticien en recherche d’un déterminisme génétique de l’homosexualité, et qui va chercher une définition applicable d’une espèce à une autre. Il pourra par exemple (c’est ce que fait Jacques Balthazart, qui n’est pas psychologue évolutionniste mais dont les travaux pourraient facilement être repris dans un argumentaire evopsy s’intéressant aux causes évolutives de l’homosexualité) définir l’homosexualité comme étant une attirance plus forte pour les personnes du même genre que pour les personnes du genre opposé. La limite de cette définition, on le voit bien est qu’on s’écarte de ce qu’est l’homosexualité dans l’entendement commun… et de fait, on n’explique plus réellement ce qu’on prétendait expliquer au départ.

Étrangement, il y a une hypothèse alternative aux adaptations directes que l’evopsy utilise beaucoup, et c’est l’explication par le fait que certains comportements sont des reliquats, qu’ils résultent de pressions de sélection ayant eu lieu au pléistocène (ce qui fait partie de ce qui est qualifié par certains auteurs de « adaptative thinking », voir par exemple Mameli et Bateson 2006). Je dis étrangement, mais en réalité ce n’est pas si surprenant : certains comportements ne semblent pas totalement optimaux au présent, ou en tous cas c’est ce que défendent actuellement une discipline amie de l’evopsy  : les sciences cognitives : les sciences cognitives (cf. Poirier et col. 2005 pour comprendre les relations étroites entre l’evopsy et cette discipline). Cette discipline est porteuse d’une vague de travaux qui portent sur ce qui est qualifié de « biais cognitifs », des réflexes cognitifs qui seraient « irrationnels ». Dire que les processus cognitifs sont le résultat d’une sélection qui avait lieu au passé dans des conditions différentes est un moyen de justifier l’écart avec les attendus de l’evopsy (les comportements sont adaptatifs), donc de sauver les hypothèses adaptatives… en somme, de sauver les meubles. C’est une hypothèse ad hoc. Bien sûr, toutes les sciences fonctionnent avec des hypothèses ad hoc, c’est ce qui permet de faire tenir les paradigmes suffisamment longtemps pour les explorer. Mais celle-ci est utilisée tellement couramment par l’evopsy, et de manière tellement centrale (par opposition à la matière noire qui est une hypothèse ad hoc en physique mais qui fait tenir une autre construction théorique, la relativité générale, qui elle n’est pas ad hoc) qu’il est légitime de se demander si des modèles plus parcimonieux en hypothèses ne seraient pas plus plausibles. Par exemple, on pourrait supposer que le cerveau n’est pas toujours parfaitement optimal et ne trouve pas des solutions parfaites à tout parce que la sélection naturelle ne fait pas tout : le cerveau n’est « que » le produit d’un bricolage évolutif, ou encore qu’un cerveau plastique -qui n’aurait de codé en dur que la capacité à intégrer un fonctionnement déterminé par la culture, c’est-à-dire la transmission d’informations et d’apprentissages d’individus à individus- serait à même de répondre à une plus grande diversité de problèmes avec pour coût le fait de répondre moins bien à chaque problème pris individuellement, ou encore de parfois s’empêtrer dans des apprentissages inadaptés aux situations (la culture devenant tellement déterminante qu’elle devient une chape qui n’est plus si facilement malléable), mais que c’est répondre à une plus grande diversité de problème qui l’a emporté en termes d’avantages initialement. On peut encore supposer que ces ‘biais cognitifs’, ces comportements vus comme irrationnels, sont en fait parfaitement fonctionnels la plupart du temps, à part dans quelques cas exceptionnels plus que l’on retiens mieux (parce qu’ils sont marquants) et qui en fait sont conçus pour piéger (comme les tours de magie). S’il sont tout à fait fonctionnels la plupart du temps, ils sont donc tout à fait rationnels. Ces hypothèses alternatives auront évidemment moins les faveurs de l’evopsy, parce qu’elles vont énormément réduire la portée de ses possibles apports à la compréhension des comportements humains (si l’on admet cette possibilité, ses hypothèses de travail sont toutes remises en question). La dernière n’a pas tellement la cote en evopsy davantage par effet de contagion, parce qu’elle n’a pas la cote en sciences cognitives.

  • L’evopsy néglige la plasticité

Comme on l’a dit dans le 1er volet (L’adaptation neutre en croisade contre l’adaptationnisme), il convient de vérifier l’état plastique ou non plastique d’un trait avant de chercher des explications adaptatives de la valeur de ce trait. Pour cela, il convient évidemment de regarder la stabilité de ce trait d’un point de vue phylogénétique et historique, et d’être particulièrement vigilent s’il s’agit d’une autapomorphie de bout de branche. Et quand je dis bout de branche, je veux vraiment dire bout de branche : il faut aller jusqu’à vérifier s’il n’y a pas de variations d’une population à une autre. Cela est dû à de mauvaises pratiques et contrairement aux autres critiques formulées ici, n’est pas une fatalité inhérente à son objet d’étude (quoiqu’on l’a dit, la complexité des traits rend la comparaison entre espèces difficile), mais en l’état, l’évopsy a une utilisation à géométrie variable (comme ça l’arrange, en fait) de ce pré-requis. D’une part, elle va utiliser la comparaison entre taxa non pas comme si c’était une vérification de ses hypothèses de travail (pour cela, il faudrait fournir une phylogénie avec une vérification exhaustive chez les taxons les plus proches), mais comme une preuve d’innéité donc de causes adaptatives dès lors que le trait est retrouvé chez ne serait-ce qu’un seul autre taxon, pas forcément le plus proche. A titre d’exemple, on a vu des evopsy conclure que la préférence des enfants humains pour les jouets genrés serait innée, à la suite d’une étude portant sur UN taxon parent (et encore, parent éloigné) ; les singes vervets. La plupart des gens (dont moi, lorsque j’ai rédigé cet article, avant d’être relue) – principalement à cause de la vulgarisation qui en a été faite, en ont retenu que les bébés singes vervets mâles semblaient préférer les camions aux poupées, et inversement, ce qui traduirait une attirance innée des singes femelles pour les visages. En réalité, dans l’échantillon final de 63 vervets adultes élevés en captivité, le pourcentage du temps de contact avec les jouets était en moyenne plus grand chez les femelles que chez les mâles pour les jouets « de fille » (une casserole et une poupée), et en moyenne plus grand chez les mâles que chez les femelles pour ceux « de garçon » (une balle et une voiture). L’interprétation des auteures était que les mâles avaient une prédisposition plus marquée à s’intéresser à des objets avec lesquels on joue de manière « active » (sélectionnée au cours de l’évolution car préparant à « la chasse, la recherche de nourriture ou de partenaires »), et les femelles une prédisposition plus marquée à être réceptives aux couleurs rose/rouge (de la casserole et de la poupée) qui « pourraient signaler des occasions de comportement de soin nourriciers » (du fait de la couleur censément habituelle des visages des bébés singes). Comme on peut assez facilement l’imaginer, diverses interprétations sont possibles à ces données lorsqu’elles sont décrites aussi précisement : par exemple, mâles et femelles étaient mis en concurrence pour l’accès aux jouets et les données rapportées sont en pourcentage de temps passé au contact et non en temps passé en valeur absolue (ce qui fait que les femelles ont peut-être passé une plus grande part de leur temps au contact des jouets qu’elles ne préféraient pas mais que les mâles, dominants, ont laissés accessibles). L’étude présente de nombreuses limites qui ne sont pas données dans les articles qui la vulgarisent pour parler des possibles implications de ces résultats pour l’humain (voir le billet d’Odile Fillod pour une critique détaillée). D’autre part, et ça c’est lié à un défaut de la psychologie en général, l’evopsy va tirer des conclusions sur l’humanité entière à partir d’expériences portant sur des échantillons humains pourtant très peu représentatifs de l’ensemble de l’humanité, en particulier les WEIRD. A titre d’exemple de leur difficulté à vérifier que ce qui s’applique aux populations des pays où ils travaillent s’applique également ailleurs, des psycho-biologistes s’attachent encore, au présent, à chercher l’innéité de la préférence du bleu chez les garçons et du rose chez les filles en regardant la labilité du trait (voir par exemple Wong et Hines 2015 et la littérature qu’ils citent), alors qu’il est déjà absolument évident pour les sociologues et les historiens que c’est un comportement extrêmement contemporain, et localisé dans l’espace. Autre exemple : les evopsy avancent comme un évidence que l’appétit sexuel des hommes est supérieur de manière innée à celui des femmes, et se satisfont de patterns relationnels contemporains comme base de travail sur ces sujets (sans même vérifier l’innéité du tout, tellement « c’est évident »). En réalité, cette ‘évidence’ n’est qu’une croyance moderne, et c’est la croyance inverse qui prévalait en Europe à le Renaissance: les femmes étaient censées être sexuellement insatiables, et les hommes bien d’avantage capables de contrôler leur « désirs primaires » grâce à leur rationalité naturellement plus grande (Jordan-Young, 2016). Et pour cette époque, les données comportementales ne sont pas disponibles, ce qui ne permet pas de tester si ce n’est pas, justement, la croyance culturelle de qui est sensé avoir un appétit insatiable, qui détermine les comportements sexuels (mais, rappel, pour imaginer que ce soit possible, il faut sortir de l’adaptationnisme : tout n’est pas nécessairement adaptatif). Il suffirait aux chercheurs en evopsy de tendre le bras, pour trouver des données qui remettent en cause leurs hypothèses de travail… dans les autres disciplines. Comme je le disais en première partie : il faut être proactif dans la vérification des hypothèses de travail, et pas seulement attendre qu’elles tombent du ciel, sous prétexte que « c’est ainsi que la fonctionne la science, on teste ce qu’on peut et ce sera démenti si ça doit l’être ». Sans compter que les sciences humaines s’adressent à l’évopsy pour leur crier que de nombreuses données dont ils disposent sont en contradiction avec leurs hypothèses de travail, mais qu’ils n’en tiennent juste pas compte : les évopsy et se défenseurs se bornent dans la croyance selon laquelle les critiques de l’évopsy ne viennent que de militants qui refusent tout déterminisme biologique *par principe*, et cette croyance forme un mur infranchissable qui rends les chercheurs en évopsy totalement sourds à ces données : dans leur perception, les sciences humaines ne comprennent juste pas l’évolution, ce qui les rend bien trop stupides pour avoir des choses à leur apprendre, et elles devraient commencer par comprendre la haute importance de la discipline évopsy avant que cette dernière ne leur fasse l’honneur d’écouter ce qu’elles ont à dire.

Ce manque de proactivité et de réceptivité de la part de l’evopsy est d’autant plus problématique que s’il est un organe qui est d’une plasticité exceptionnelle, un organe qui est probablement ce qui permet la plasticité la plus élevée qu’on ait jamais vu dans le monde vivant, c’est bel et bien le cerveau. Ce n’est pas un problème de l’humain qui serait une espèce à part pour des raisons divines. L’éléphant est le seule être vivant doté d’une trompe, la salade est très spéciale par sa capacité à transformer l’énergie solaire en liaisons carbone, et l’humain est très spécial dans la mesure où son cerveau lui confère une capacité d’accommodation jamais vue auparavant dans le vivant. Je me souviens d’un cours d’écologie dans lequel le prof parlait des espèces généralistes et spécialistes, et du paradoxe selon lequel aucune espèce n’était capable d’exploiter toutes les niches écologiques à la fois, et éliminer ainsi toutes les espèces concurrentes. Une telle espèce, si elle existait, serait appelée monstre darwinien. Étrangement je ne retrouve pas cette appellation dans mes recherches, mais si une telle espèce hyper-généraliste existe parce qu’elle a une plasticité exceptionnelle qui lui permet de s’accommoder de n’importe quel environnement… et élimine nombre d’espèces concurrentes en occupant ou détruisant les niches… c’est bien l’humain ! Via les capacités plastiques de son cerveau.

La plasticité que procure le cerveau va bien au-delà de nous fournir une capacité de raisonnement qui permet de développer des solutions pour exploiter notre environnement via une sorte de « phénotype étendu » (les outils, la technologie, nos structures sociales peuvent être vus comme des « traits » au même titre que l’organisation d’une fourmilière, ou la forme d’une toile d’araignée). En effet, la plasticité cérébrale permet des comportements totalement ex-nihilo, c’est-à-dire dont il est absolument certain qu’ils n’ont pas été pré-façonnés par la sélection naturelle. 0n peut illustrer cela à partir de l’exemple des personnes polydactyles : les humains qui ont six doigts fonctionnels peuvent les utiliser correctement, avec des compétences totalement nouvelles comparées aux personnes qui en ont cinq, sans qu’il y ait eu aucun délais de coévolution polydactylie – cerveau. Relisez la phrase qui précède, lisez absolument l’article donné en lien, pour mesurer l’importance de ce constat : le cerveau est capable de gérer un 6e doigt et de nouvelles fonctionnalités motrices de manière totalement innée, sans aucune évolution.

Ainsi, la parcimonie nous oblige à énormément de prudence avant de chercher une explication adaptative, hors de l’explication de base (qui reste évolutionniste !) : le cerveau a évolué vers plus de plasticité parce que cette plasticité a permis aux ancêtres des humains de s’accommoder dans plus d’environnement et donc de survivre jusqu’à présent, et cette plasticité permet sans doute le comportement qui nous intéresse comme elle pourrait permettre de nombreuses alternatives, à un trait comportemental humain. En plus des explications alternatives aux comportements comme adaptations directes (dérive, by-product), la plasticité cérébrale du cerveau tel qu’il est connu pose la plasticité comportementale (canalisée par ce qu’on appelle la culture, en fait) comme hypothèse nulle et les hypothèses alternatives, selon lesquelles les comportements sont spécifiquement adaptatifs (une fonction cérébrale, ou module, qui aurait évolué pour répondre à tel problème, et tel autre fonction ou module, pour répondre à tel autre problème, etc.), et codés principalement « en dur dans l’ADN », devraient en pratique n’être considérées comme autre chose que des hypothèses (comme des théories) qu’à partir de bien plus hauts niveaux de preuve que ceux dont nous disposons actuellement.

C’est le propos défendu par les « rational choice theorists » : le fait que le cerveau ait été sélectionné pour faire des choix rationnels suffit déjà à expliquer que ces choix soient souvent conformes à ce qui optimise la survie, et donc que les explications qui font appel à une sélection poussée indépendante de chacun des comportements qui maximisent la survie ne sont pas nécessaires (et pas parcimonieuses). Il leur a été répondu (voir Buss 1995, Confer et col. 2010) que l’inertie de certains comportements, comme la jalousie (qui est pour l’evopsy supposée être un comportement d’évitement d’adultère, donc maximisant l’autoreproduction), n’ont pas disparu avec l’apparition du contrôle des naissances (pillule, etc.), ce qui permet de rejeter de l’hypothèse de plasticité. C’est ignorer le fait que plasticité, comme on l’a vu en première partie, ne rime pas forcément avec labilité : la transmission culturelle peut être vue comme un phénotype étendu qui, comme les gènes sur les chromosomes, participent en feedback à nos déterminismes (canalisent notre phénotype), mais c’est une croyance fausse de considérer que ce déterminisme devrait nécessairement être faible (dans le sens, facile à modifier), sans inertie.

extrait plasticité
Extrait du site web La FAQ de la psychologie évolutionniste, site de référence répondant aux critiques usuelles faites à l’evopsy. Le propos est synthétisé dans la dernière phrase, dont voici une traduction : « Au mieux, le terme ‘plastique’ *décrit* vaguement une propriété du comportement (qu’il peut changer en réponse à un changement environnemental) ; il ne l’ *explique* PAS. Il est depuis longtemps nécessaire de jeter le terme ‘plasticité’ ». Comme on le voit, cette ‘réponse’ ne répond aucunement aux critiques que l’on a formulées ci-avant. Elle résulte d’une ignorance pure et simple de ce qu’est la plasticité, qui est loin d’être une notion vague, comme on l’a vu, et des travaux qui portent sur ce sujet en biologie évolutive (tout un champ de recherche y est dédié, en lien avec les environnements hétérogènes ou changeants). Cette ‘réponse’ ne fait que mettre en évidence l’embarras de cette FAQ quand on leur dit que le pouvoir explicatif d’une psychologie évolutionniste adaptationniste innéiste est sans doute plus limité qu’ils ne le croient. Oui; cesser de chercher les optimums évolutifs seulement, c’est moins simple, ça fait qu’on n’explique plus tout par la biologie aussi facilement… c’est en fait ce qu’on se tue à leur dire. Mais on n’en tire pas les mêmes conclusion : eux, c’est sur la base de cet ‘argument’ de pouvoir explicatif limité (qui n’en est pas un, on ne choisi pas une méthode plutôt qu’une autre juste pour pouvoir expliquer, ça n’a aucun sens, sinon la théologie explique déjà tout elle aussi, en fait) qu’ils disent qu’il faut ‘balancer’ le concept. Pas mieux l’intégrer, le balancer. Nous, on plaide pour intégrer l’idée que l’évolution a pu conduire à une plasticité cérébrale telle que les sciences sociales traditionelles, habituée à la prise en compte du contexte et des facteurs sociaux dans le déterminisme des comportements, sont possiblement beaucoup mieux positionnées pour expliquer la plupart des patterns comportementaux qu’une biologie innéiste.

  • Peut-on sauver l’evopsy ?

C’est simple à dire en apparence, mais il reste à appliquer ce raisonnement quand on étudie (ou vulgarise !) avec un cadre de lecture évolutionniste les différents recoins de la psychologie humaine : si l’évopsy ne nie pas les effets de la dérive, ou l’existence de reliquats et de by-products, elle ne peut, techniquement, du fait de la nature même des données dont elle dispose (qui découle de la nature complexe des traits étudiés), n’utiliser ces hypothèses explicatives qu’à défaut d’une hypothèse adaptationniste, et non les tester comme hypothèses nulles. A cela s’ajoutent des mauvaises pratiques (ne pas chercher à exclure l’hypothèse que le comportement est plastique en premier lieu, se focaliser sur des échantillons WEIRD) qui mettent très à mal la portée des travaux issus de cette discipline. Comme expliqué en première partie, la rigueur consisterait à démontrer que les traits qu’on observe ne peuvent pas être dus à la dérive, à la sélection d’autres traits (by-products), ou à la plasticité cérébrale (comportement canalisé par la culture) avant de chercher une hypothèse adaptative. Et ce en mesurant la force de la sélection sur les traits, pour voir si elle est conservatrice ou directionnelle, ce qui implique de d’abord connaitre les déterminismes génétiques fins pour éclaircir les mécanismes précis déterminant les traits (pas seulement via des corrélations entre gènes et comportements, qui peuvent être très trompeuses), en travaillant de manière interdisciplinaire pour voir si d’autres disciplines n’ont pas déjà trouvé des explications sociales parcimonieuses (ce qui implique que le trait comportemental est culturellement canalisé). Et en admettant, à l’instar de la physique, nos limites techniques. Peut-être que les comportements sont bien trop complexes (sans compter les limites éthiques) pour identifier les déterminismes génétiques fins, et qu’on aura pas les moyens pour ce type de recherche de sitôt. Peut-être que c’est frustrant, de répondre à ces exigences alors qu’il est beaucoup plus rigolo de chercher pourquoi les femmes qui ont des gros seins ont l’air de plaire davantage aux hommes, mais chercher une explication à un pattern sans avoir auparavant démontré qu’il y a un pattern à expliquer (ici, de la sélection), c’est équivalent à chercher une explication à l’efficacité de l’homéopathie sans préalablement avoir cherché à démontrer si l’homéopathie est plus efficace qu’un placebo. C’est de la mauvaise science. Le problème n’est pas tant de produire des résultats limités (tous les résultats scientifiques ont leurs limites). Le problème est d’avoir des prétentions (en terme d’affirmations, de crédence accordée à ces résultats) bien supérieures à ce que ces limites permettent. Je n’aime pas le terme de pseudoscience, mais par contre, je n’ai aucun problème pour dire que donner à ses affirmations une portée qui n’est pas à la mesure de ses limites, c’est diffuser du bullshit.

Certains auteurs répondent encore à ces critiques par le fait que l’evopsy aurait permis de faire (et vérifier) des prédictions qui n’avaient jamais été faite auparavant en psychologie (Confer et col. 2010). On peut répondre à cela que c’est l’éclairage de la biologie évolutive, et non spécifiquement de l’évopsy (avec les hypothèses de travail très spécifiques mentionnées ci-avant, en particulier l’innéisme), qui s’avère utile. Un éclairage non adaptationniste (dans le sens donné en 1ere partie), qui, en reconnaissant les facteurs d’évolution autre que la sélection directe, ainsi que l’ampleur de la plasticité cérébrale et ses conséquences sur l’innéisme, laisse d’avantage de place aux déterminismes culturels (qui sont déjà largement documentés et étayés par les SHS) et ne prétends plus pouvoir tout expliquer par des attendus d’optimums évolutifs pourrait en fait s’avérer non seulement plus utile, mais également se concilier beaucoup plus efficacement avec les connaissances déjà existantes des sciences humaines et sociales. C’est le programme proposé par exemple par le new thinking (Shea, 2012). Plusieurs auteurs ont développé tout un argumentaire pour défendre que l’evopsy ne pourra se réformer sans « perdre son âme» (Poirier et col. 2005). Que seule une discipline nouvelle, avec des prémisses entièrement différentes, pourra concilier les apports de la biologie évolutive et des sciences humaines et sociales.

  • Conclusion et enjeux

Les enjeux à ces débats dépassent la sphère scientifique, car les résultats de l’evopsy sont utilisés dans la sphère publique par les conservateurs pour « naturaliser » les phénotypes observés, c’est-à-dire pour expliquer que si tel ou tel phénotype est présent, c’est principalement un résultat de telle pression de sélection, et donc que ces phénotypes sont codés génétiquement, et donc que la lutte culturelle est inefficace (ce qui serait en fait un argumentaire faux même si les déterminismes étaient largement génétiques, lire Inné, acquis, déterminismes et politique) et qu’il faut « tenir compte de ça » (mais on n’a toujours pas obtenu de réponse convaincante au comment, on devrait en tenir compte). Pire, ne pas adhérer pleinement à ces résultats est qualifié d’irrationnel.

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Quelques avatars de l’évopsy dans la sphère publique. A gauche, récupération par une personnalité politique conservatrice (détails de cet extrait ici), au centre une vulgarisation naïve et peu informée qui présente un résultat comme solide alors qu’il part en fait d’une étude centrée sur les WEIRD, à droite la récupération bancale de la pensée evopsy par un masculiniste.

La théorie de l’évolution est en fait utilisée dans la sphère publique pour faire du rétro-prédictif (on « prédit » que vu les conditions X et Y, il a dû se passer la sélection Z au pléistocène), et ce prédictif, sans avoir été testé du tout… devient de l’explicatif qui serait factuel ! On l’a vu, le caractère inné, ‘codé en dur’, d’un trait, devrait être prouvé pour étayer le caractère adaptatif de ce dernier. Or dans la sphère publique, on voit l’argument selon lequel les traits sont certainement génétiquement déterminés parce qu’on leur a déjà trouvé des causes adaptatives, donc qu’ils sont probablement inamovibles par des changements culturels. Ce raisonnement est totalement circulaire. En gros : l’évolution est responsable de certains trucs, donc ça doit être responsable de ce truc-là, donc ce truc-là est comme ça à cause de l’évolution, donc il est génétique, donc il est culturellement inamovible (donc, dernier ‘pas’ dont les réacs ne se privent pas : aller à l’encontre c’est aller à l’encontre de la nature).

circulaire
Le raisonnement circulaire qui consiste à utiliser le fait que l’evopsy propose une hypothèse explicative pour dire qu’un comportement « doit être » génétiquement déterminé, là où l’evopsy peine à démontrer cette condition pourtant nécessaire pour étayer ses hypothèses explicatives.

Ces discours se réclament de l’evopsy, et, de fait, prennent leur source, à des degrés variables, dans les travaux de la discipline, et on ne trouve pas de tribunes ou de démentis de la part des chercheurs de la discipline pour les contrer (alors qu’on trouve facilement, par exemple, des tribunes d’épidémiologistes contre les discours antivax qui déforment le contenu des études épidémiologiques). Ces discours sont tolérés, en fait, pour la bonne raison qu’ils sont considérés comme des approximations à peu près acceptables de ces travaux. La sphère publique relaie des approximations de travaux qui dès le départ ont de faibles niveaux de preuve, et établissent ces résultats comme factuels et suffisamment étayés pour que tout scepticisme soit qualifié de « rejet de la science », « irrationnel ».

créationistes
Un procès d’intention dénoncé par un procès d’intention, on n’est pas à un paradoxe près.

Ces travaux sont considérés comme assez factuels pour que des personnes comme Peggy Sastre initient un courant qui se qualifie d’evoféminisme, et prétendent que l’on devrait orienter les combats féministes en utilisant les connaissances ‘établies’ par l’evopsy, que ce serait plus ‘rationnel’. La même personne utilise ces travaux pour nier dans son livre intitulé « La domination masculine n’existe pas » les monuments théoriques des sciences humaines et sociales qui a l’heure actuelle orientent (efficacement, il faut voir les progrès effectuées au cours des dernières décénnies, même s’il reste énormément à faire) les combats féministes. C’est pour le moins présomptueux quand on prend conscience du faible niveau de preuve auquel l’evopsy a accès. « Étrangement », c’est le plus souvent des réacs (par exemple les masculinistes qui se cherchent une caution féministe), qui adhèrent à ce courant. Le fait est qu’à l’heure actuelle, les féministes occidentales ne font plus beaucoup face aux réactionnaires religieux, et leurs principaux adversaires nourrissent beaucoup plus leurs argumentaires de justifications par la biologie (c’est ainsi car évolution), que par des justifications théologiques.

formation antifeminisme

 

Est-ce que les travaux de l’evopsy doivent servir à orienter les politiques égalitaristes ? Pour filer à nouveau la métaphore de la première partie, on n’oserait pas négliger les coups de vents pour prédire réellement la trajectoire d’une balle ou d’un objet dans l’ingénierie…. et encore moins si on était dans un contexte où on n’a même pas encore démontré qu’il y a un effet de la gravité (y a-t-il vraiment un différentiel de valeur sélective sur ce comportement ?), et encore moins si l’objet qu’on cherche à « envoyer », genre une sonde atmosphérique ou une fusée, est fragile ou coûteux, c’est-à-dire : s’il y a des enjeux pratiques et sociétaux. A l’heure où des personnes comme Peggy Sastre, Peterson, et consorts tentent de faire passer l’idée que les résultats de l’evopsy sont suffisamment étayés pour servir à mieux orienter les stratégies politiques et l’organisation sociale et devraient prendre le pas sur d’autres stratégies qui elles ont fait leurs preuves, il est temps de prendre conscience que ne pas faire le rapport entre l’épaisseur du niveau de preuve et ce pour quoi on les utilise pose tout de même de gros problèmes éthiques.

Merci à Odile, Gaël, Lucie, Sylvain, Valentin, Clément, Tazio, Marlon, Rym, Arnauld, John, Audie, et celleux que j’oublie certainement pour les discussions critiques, relectures, et apports qui ont énormément contribué à la qualité du présent article.

Références

[1] Poirier, P., Faucher, L., & Lachapelle, J. (2005). Un Défi Pour La Psychologie Évolutionniste. Philosophia Scientiae, 2, 1-35.
https://sopha.univ-paris1.fr/fichiers/pdf/2003/08_faucher_poirier_lachapelle.pdf

[2] Confer, J. C., Easton, J. A., Fleischman, D. S., Goetz, C. D., Lewis, D. M., Perilloux, C., & Buss, D. M. (2010). Evolutionary psychology: Controversies, questions, prospects, and limitations. American Psychologist, 65(2), 110.

[3] Mameli, M., & Bateson, P. (2006). Innateness and the sciences. Biology and Philosophy, 21(2), 155-188. http://joelvelasco.net/teaching/2890/mamelibateson06-innateness.pdf

[4] Alexander, G. M., & Hines, M. (2002). Sex differences in response to children’s toys in nonhuman primates (Cercopithecus aethiops sabaeus). Evolution and Human Behavior, 23(6), 467-479. https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S1090513802001071

[5] Le camion et la poupée : jeux de singe, jeux de vilain. Odile Fillod. http://allodoxia.odilefillod.fr/2014/07/23/camion-poupee-jeux-singes/

[6] Psychologie is WEIRD. Article Slate. https://slate.com/technology/2013/05/weird-psychology-social-science-researchers-rely-too-much-on-western-college-students.html

[7] Wong, W. I., & Hines, M. (2015). Preferences for pink and blue: The development of color preferences as a distinct gender-typed behavior in toddlers. Archives of sexual behavior, 44(5), 1243-1254. https://link.springer.com/article/10.1007/s10508-015-0489-1

[8] L’humain est-il un polygame refoulé ? Partie 1/3, l’homme, ce parasite sexuel. Billet de blog de Stéphane Debove, Homofabulus. http://homofabulus.com/homme-est-il-un-polygame-refoule-partie-1-parasitisme-sexuel-monogamie

[9] Rebecca M. Jordan-Young, Hormones, sexe et cerveau, Belin, 2016, 640 p, Trad: Odile Fillod, p 223.

[10] Polydactylie : Blogs Le Monde, 2019. Les étonnantes capacités motrices de mains à six doigts. https://www.lemonde.fr/blog/realitesbiomedicales/2019/06/04/les-etonnantes-capacites-motrices-de-mains-a-six-doigts/

[11] Buss, D. M. (1995). The future of evolutionary psychology. Psychological Inquiry, 6(1), 81-87. https://labs.la.utexas.edu/buss/files/2015/09/future-of-evolutionary-psychology-1995.pdf

[12] Inné, acquis, déterminisme et politique. Billet de Blog Ce n’est qu’une théorie. https://cenestquunetheorie.com/2018/03/10/societe-3-inne-et-acquis-determinismes-et-politique/

[13] Shea, N. (2012). New thinking, innateness and inherited representation. Philosophical Transactions of the Royal Society B: Biological Sciences, 367(1599), 2234-2244. https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC3385690/

Débats de spécialistes

Débats #2 L’évolution neutre en croisade contre l’adaptationnisme

Il y a très (très) longtemps que j’avais prévu d’écrire (et annoncé) cet article. Depuis 2014, année d’ouverture de mon blog, en fait. Je ne l’ai pas fait par manque de temps…. Et parce que j’avais d’autres articles à écrire. Aujourd’hui, je le fais enfin. Mais ce qui est intéressant, c’est qu’entre temps, j’ai pas mal changé d’avis sur la problématique et ses enjeux. Du coup, je risque d’amener la réflexion au-delà de ce qu’elle devait être et donc de tirer une conclusion différente du message que je souhaitais initialement transmettre, et qui transparaissait dans le titre que je vais garder à savoir « L’évolution neutre en croisade contre l’adaptationnisme ».

Peut-être qu’il convient de faire une parenthèse sur ce qu’est l’adaptationnisme, pour s’assurer qu’on se comprend tous bien. Cette critique a été initiée par Gould et Lewontin (1979) qui qualifiaient les hypothèses des chercheurs en biologie de l’évolution de « just-so stories », d’histoires pour enfants. Je désigne ici par adaptationnisme le fait de partir de l’hypothèse qu’il y a des causes adaptatives aux traits qu’on observe chez les êtres vivants, et de chercher quelles pressions de la sélection naturelle sont derrière l’évolution de ces traits. Un des corolaires de cette hypothèse est que ces traits sont au moins en partie « codés en dur » dans l’ADN. Ces pressions de sélection pourront être simples et directes (trait qui augmente directement la valeur sélective) ou le résultat d’une sélection sexuelle (trait qui procure de meilleures chances de trouver un partenaire).

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Un des avatars de l’adaptationnisme sur le net.

Lorsqu’on cherche à expliquer l’évolution d’un trait, il y a des explications alternatives à ces pressions de sélection directes, qui sont disponibles. On peut lister la dérive génétique (les effets stochastiques et contingents qui tuent ou permettent à des individus de survivre indépendamment du caractère avantageux ou désavantageux de leurs caractéristiques propres) ou les reliquats, qui sont des traits ayant évolué par sélection naturelle dans un passé lointain, et sur lesquels les pressions de sélection sont devenues tellement faibles que les effets de la dérive prédominent (typiquement, l’appendice intestinal chez l’humain). On peut aussi avoir des traits qui n’ont tout simplement jamais évolué jusqu’à l’optimum théorique, parce l’environnement change trop vite pour que ce soit possible. Si l’environnement change de manière assez régulière, les prédictions sur l’optimum ne seront d’ailleurs pas les mêmes (la sélection dite hétérogène sélectionne de la plasticité, c’est-à-dire une flexbilité des phénotypes). Il y a aussi des traits que l’on qualifiera de by-products (sous-produits), des traits dont l’évolution est circonstancielle à l’évolution d’autres traits, qui eux sont sélectionnés d’une certaine manière. Par exemple, un gène -dit pléiotropique- a des effets sur deux traits, A et B, et la sélection que le gène subit à cause du trait A change la valeur du trait B. L’adaptationnisme se caractérise par le fait de privilégier les explications qui usent de pressions de sélection directes en premier recours. Les explications de type dérive, reliquat ou by-product ne seront utilisées qu’en dernier recours à défaut de disponibilité d’explications directes, et pour le by-product, plutôt quand on a une connaissance fine des déterminismes génétiques en jeu (ou alors en invoquant un coût physiologique qui forcerait un compromis évolutif mais qu’il sera difficile de démontrer).

Ce que je voulais défendre, au départ, c’était, donc, l’adaptationnisme. Si je reprends les notes que j’ai gardées voici ce que je voulais défendre (NB : stochastique et déterministe ont ici les acceptions correspondant à celles qu’on utilise quand on parle de modèles déterministes vs stochastiques en génétique des populations) :

On reproche à l’adaptationnisme de se concentrer sur la sélection naturelle, et de négliger les autres composantes de l’évolution, en particulier la dérive génétique. Mais ce serait un peu comme reprocher aux physiciens de se concentrer sur la gravité pour tenter de comprendre le mouvement d’une balle, et de négliger les coups de vents. On néglige les coups de vent car ils sont stochastiques et imprévisibles, et on se concentre sur ce qui est déterministe et donc compréhensible.

Si vous trouvez cette comparaison pertinente, alors c’est vraiment que la suite de cet article mérite d’être écrite, car elle ne l’est vraiment pas. Je soupçonne qu’à défaut d’être utile pour tous les chercheurs, il le sera au moins pour leurs étudiants. A l’époque, ce paragraphe faisait sens pour moi aussi, je n’y voyais rien à redire. Logique et évident. Et je n’étais pas trop mauvaise, hein, j’ai quand même majoré dans un des masters en évolution les plus courus de France. Donc soit il y a un problème dans la manière dont on y délivre les diplômes, soit je ne suis pas la seule à penser ainsi*. Au-delà de cette comparaison, je trouvais que c’était un faux débat, de s’interroger sur l’importance relative de la sélection naturelle et de la dérive, qui me semblait difficilement mesurable. Ainsi, à l’occasion d’une discussion sur le sujet, j’écrivais :

En biologie de l’évolution, avec la révolution anti-adaptationniste, il y a un pseudo débat sur « la part de l’évolution due à la sélection naturelle versus due à la dérive ». On débat pour savoir ce qui est « déterminé/iste » (sélection naturelle) ou pas (dérive) […]. Alors que dans ce débat, pour le coup, je ne suis même pas sure qu’on puisse mesurer « la part de variations imputable à la dérive » versus « la part de variations imputable à la sélection naturelle » (ou en tous cas, pas de manière globale… peut-être pour un trait en particulier, mais il faudrait y réfléchir…).

Autrement dit, s’intéresser à la dérive serait une perte de temps, ne serait-ce que parce que ce n’est pas vraiment possible de tester son impact sur l’évolution de la plupart des traits. Si je présente mes propres arguments, évidemment, c’est pour mieux les démonter. Il y a au moins deux grands problèmes qui rendent non pertinente mon argumentation ci-dessus, qui compare l’évolution d’un trait, et la cinétique d’une balle qu’on a lancée. Le premier porte sur les objectifs et la méthodologie que l’on se donne, quand on étudie la sélection naturelle (/le mouvement d’une balle). Le second, c’est qu’on oublie souvent la plasticité des traits. Présentés comme ça ces éléments peuvent paraître assez flous, alors développons.

  • Les objectifs et la méthode

Dans mon exemple de la cinétique d’une balle, l’objectif implicite serait de comprendre non le mouvement de la balle, mais la gravité elle-même. Ça a du sens de se focaliser sur la sélection naturelle lorsqu’on veut comprendre comment elle procède, mais pas lorsque l’on veut comprendre l’évolution d’un trait en particulier. Au contraire, lorsque l’on souhaite comprendre l’évolution d’un trait en particulier, nous devons nous interroger pour savoir dans quelle mesure les différents facteurs (sélection et dérive en particulier) participent à l’évolution du trait : il serait en fait fallacieux de considérer d’emblée que les effets stochastiques et non mesurables sont négligeables, sans même l’avoir testé auparavant. J’avais un a priori implicite (c’est-à-dire inconscient), en fait, qui consistait à penser que c’était toujours la sélection naturelle qui avait un effet fort, tandis que la dérive avait forcément un effet faible, ce qui me permettait d’être à l’aise avec le fait de négliger la dérive. Nous avons tendance à considérer d’emblée que l’effet de la dérive est sans doute négligeable pour la plupart des phénotypes que nous observons, dès lors que ces phénotypes sont fréquents. Mais c’est lié à une perception erronée de l’ampleur possible des effets de la dérive. Ainsi, à l’échelle des séquences, des travaux de recherche très poussés sont menés pour comprendre les fonctions de l’ADN dit poubelle et des introns, alors que la fraction des nucléotides qui est sujet à une sélection conservatrice dans le génome des mammifères n’est en réalité que de… 6 à 9% (Koonin, 2016)!

Techniquement, il est certain que pour chaque trait, il y a au moins un peu de dérive (une taille de population infinie, qui est le critère pour que la dérive soit nulle, n’existant pas, et les très grandes populations étant techniquement fractionnées), quand il n’est pas sûr du tout qu’il y ait un différentiel de valeur sélective. C’est donc en fait l’évolution neutre (= les traits observés sont le résultat de la dérive) qui devrait être l’hypothèse nulle (Koonin, 2016), et avant de chercher une explication par la sélection, nous devrions commencer par démontrer que poser une hypothèse adaptative est nécessaire pour expliquer le trait (sinon, on manque de parcimonie) et bien garder en tête que si rôle de la sélection naturelle il y a, ce dernier peut tout à fait être tout à fait mineur. Plus précisément : l’hypothèse nulle c’est qu’une séquence se propage de manière purement aléatoire du moment qu’elle n’est pas assez délétère pour être efficacement purgée par la sélection, et non qu’elle est là parce qu’elle est avantageuse (pour bien comprendre, lire absolument Koonin, 2016, Splendor and misery of adaptation, or the importance of neutral null for understanding evolution).

Les enjeux sont de taille dans la mesure où des fonds importants sont alloués à des recherches pour comprendre « les causes adaptatives » non seulement des séquences, mais également des phénotypes (on cherche le pourquoi plutôt que le comment ils ont évolué), sans que les données ne soient encore disponibles pour savoir si effectivement, en réalité, on a besoin de ces hypothèses. Besoin, au sens statistique : il se pourrait bien que nous fassions une énorme sur-paramétrisation des modèles explicatifs. Evidemment, une critique de l’adaptationnisme ne peut s’arrêter à cela : quand je pense au fait que les oiseaux ont des ailes qui leur permettent de voler, ou les girafes un cou qui permet d’attraper les feuilles hautes, et tout ce que ça implique comme bénéfices, j’ai du mal à me dire que c’est arrivé purement par dérive. Juste : il faut garder cela en tête a minima dès lors qu’on a affaire à des traits dont l’avantage évolutif n’est pas net et évident, ceux pour lesquels il y a ne serait-ce qu’un début de débat sur les causes évolutives (et dire :  « il n’y a pas débat, c’est évident que c’est moi qui ait raison et les autres qui ont tort », n’annihile pas l’existence d’un débat…).

  • La plasticité

Je disais en introduction que l’un des corolaires de l’hypothèse selon laquelle y a des causes adaptatives aux traits qu’on observe chez les êtres vivants est que ces traits sont au moins en partie « codés en dur » dans l’ADN. Cela conduit à tester « l’innéité » des traits, pour tester l’hypothèse selon laquelle ces traits sont adaptatifs. L’innéité est un concept qui malgré les apparences est très peu fonctionnel, dont la définition varie énormément d’un biologiste à un autre (Mameli and Bateson 2006). Cependant, les critères par lesquels ont va qualifier un trait d’inné sont généralement le fait que ce trait est présent tôt dans le développement (pas appris, pas acquis), peu labile au cours de la vie de l’individu, et présent chez tous les individus de l’espèce. Cependant, pour sauter du fait qu’un trait présente ces caractéristiques au fait qu’il serait au moins en partie « codé en dur dans l’ADN », il faut mal comprendre la plasticité. Il y a deux dimensions à la plasticité : la plasticité non adaptative, et la plasticité adaptative.

Commençons par la plasticité non adaptative. Le phénotype n’est pas seulement une conséquence du génotype, mais également de l’environnement dans lequel il se produit. C’est ce que l’on va appeler ci-après canalisation. A noter; traditionnellement la canalisation c’est le génotype qui est sensé canaliser ce que va devenir le phénotype dans un environnement donné, mais justement, je cherche à montrer qu’on peut renverser la perspective, et qu’on peut également voir l’environnement comme canalisant ce qu’un génotype produit comme phénotype. Je vais donc généraliser le concept pour pouvoir exprimer ce que j’ai à dire avec. Donc : un flamand rose ne serait pas rose, avec un régime alimentaire différent. Ça ne serait pas parcimonieux de se demander quelle pression de sélection conduit le flamand rose à être rose, alors qu’on sait qu’il l’est en dernière instance du fait de son régime alimentaire. Cependant, on peut se demander ce qui fait que dans sa biologie, son régime alimentaire le rend rose. Cela est évident pour la couleur du flamand rose, mais devrait en fait s’appliquer à tous les traits : la taille, typiquement, est extrêmement canalisée par le régime alimentaire. Là où ça devient complexe, c’est que dans un environnement stable, la canalisation conduira toujours au même phénotype. Imaginez que l’évolution d’une espèce se fasse dans cet environnement stable, et qu’une adaptation, la manière dont elle est se développe, physiologiquement parlant, repose sur cette canalisation par cet environnment. Cela sort complètement du paradigme selon lequel le génotype détermine le phénotype. Mais imaginez. La taille des individus d’une population évolue dans un environnement qui canalise la taille d’une certaine manière. Cette taille tend vers un optimum qui est contraint par différentes pressions de sélection (hauteur de la nourriture, balance entre besoins énergétiques et rendement énergétique de cette nourriture, physiologie, sélection sexuelle, etc.). Et puis un jour, l’environnement change et la canalisation par celui-ci saute. Le régime alimentaire est soudainement plus riche en certains aliments, et la taille des individus augmente. Typiquement, c’est ce qui se passe pour l’humain : cela n’a pas de sens de se demander si la taille moyenne de la population occidentale, estimée à, mettons, 1m70 chez les hommes et 1m60 chez les femmes, serait « adaptative », sans prendre en compte cet effet de décanalisation (ou un effet de néocanalisation), qui aura écarté la taille moyenne observée au présent de l’optimum vers lequel elle était sélectionnée pendant toute l’histoire récente de l’humanité. Lorsque nous étudions un trait, nous faisons souvent l’hypothèse qui est que ce trait est à l’optimum. Qu’il a été sélectionné tel quel, et qu’au pire la sélection a juste cessé de le maintenir dans un passé récent (donc qu’il pourrait s’éloigner de l’optimum lentement, par la dérive, au bout d’un certain délai). En réalité, dans un environnement changeant ou ayant récemment changé, c’est une hypothèse risquée… c’est une hypothèse risquée, en plein milieu d’une sixième extinction de masse avec des écosystèmes récemment bouleversés (y compris le nôtre). Les enregistrements fossiles et la phylogénie peuvent pallier à ce problème, dans la mesure où la présence à l’identique d’un trait dans plusieurs phyla apparentés vivant dans des environnements différents indique que ce trait est stable d’un environnement à un autre, mais cela implique qu’il faut vérifier cette stabilité phylogénétique et historique avant de chercher une explication adaptative à la valeur de ces traits, et être particulièrement vigilant dès lors que l’on va étudier des traits qui ne sont présents que chez une seule espèce ou sous-espèce (autapomorphies de bout de branche). Cette grenouille est-elle verte parce que cela procurait un camouflage à ses ancêtres dans son environnement chargé d’algues, ou est-elle verte parce que son alimentation la rend verte, et par chance, cela lui procure un camouflage ? C’est la toute première question, bien avant de se demander si sa couleur verte est une adaptation qui protège contre les prédateurs ou si c’est une adaptation qui permet de mieux chasser ses proies (considérer par défaut que c’est une adaptation et chercher laquelle est adaptationniste).

La plasticité adaptative, ensuite. Je qualifie de plasticité adaptative une plasticité qui a été sélectionnée par l’évolution. Les modèles prédisent qu’un trait évolue vers la plasticité dans des environnements morcelés (hétérogènes) ou changeants, et vers un déterminisme plus figé dans des environnements stables et continus. La couleur du caméléon est une plasticité adaptative : des traits spécifiques ont évolué qui lui permettent de changer de couleur en fonction du contexte, ce qui lui permet de se camoufler. Il existe différentes formes de plasticité adaptative, avec des flexibilités variables. On parle d’acclimatation lorsque qu’un organisme vivant voit ses traits changer ou se développer de manière adaptée à changement durable de son environnement. Les changements physiologiques importants que subissent les saumons lorsqu’ils passent de l’eau douce (où ils naissent) à l’eau salée (où ils vivent) sont par exemple de l’acclimatation. On peut citer les effets parentaux, plus souvent des effets maternels, qui résultent de la canalisation du développement dès les premiers stades de la gestation, en fonction des conditions environnementales dans lesquelles elle se produit. C’est une forme de plasticité qui ne permet généralement plus de changement important dans le cours de la vie de l’individu. On peut enfin citer l’accommodation, qui à l’inverse est une plasticité forte, qui permet de multiples changements et adaptations au cours de la vie de l’individu. On connait très bien l’accommodation de l’œil, qui permet de voir alternativement à courte distance et à longue distance, mais on peut également citer l’exemple de la chèvre de Slijper (extrait wikipédia issu du lien ci avant) :

La chèvre de Slijper est née avec une paralysie congénitale de ses pattes avant, de sorte qu’elle ne pouvait pas marcher à quatre pattes. Elle a réussi à se déplacer en sautillant sur ses pattes arrières, un exemple d’accommodation comportementale qui a conduit à une accommodation morphologique. Quand la chèvre est morte à l’âge de 1 an, Slijper l’a disséquée et a publié une description de sa morphologie altérée, qui comprenait des changements dans les os des pattes postérieures, la forme du squelette thoracique et le sternum, des changements dans la forme et la force du bassin, développant un ischion anormalement long. Les changements dans les muscles pelviens incluent un fessier considérablement allongé et épaissi dont le point d’attache à l’os a été renforcé par un nouveau caractère, soit une série de nombreux tendons plats. Cet exemple d’accommodation de phénotype montre comment les réponses de développement peuvent modeler la forme d’un nouveau caractère morphologique. Pour la chèvre de Slijper, une nouvelle morphologie ne venait pas d’une série de mutations génétiques, mais de l’expression réorganisée de capacités qui étaient déjà présentes.

Il est intéressant de noter que la plasticité ne correspond pas nécessairement à un déterminisme faible, et qu’elle peut très bien ne pas être réversible à l’échelle de la vie de l’individu. Ainsi, un trait peut répondre à la plupart des critères d’innéité (être présent tôt dans le développement, donc ni appris, ni acquis, ne pas être labile au cours de la vie de l’individu) et pourtant être plastique, pas « codé en dur dans l’ADN » avec toute les implications sous-jacentes qui sont comprises lorsque l’on utilise habituellement cette expression, à savoir… la non plasticité. Reste le critère d’après lequel la valeur du trait est à l’identique chez tous les individus de l’espèce : la probabilité est plus faible, car si un trait est plastique de manière adaptative, c’est parce que l’environnement est assez changeant pour que cette plasticité soit au moins parfois avantageuse (d’autant plus que la plasticité à un coût, un être vivant plastique est meilleur «généraliste », mais moins bon « spécialiste », jack of all trades, master of none, les modèles prédisent qu’il perd face à un compétiteur plus spécialisé, dans un environnement stable). Cependant, ce critère peut bel et bien lui aussi être vérifié sans qu’un trait soit adaptatif, dès lors que l’espèce est réduite à une seule population ténue, ou plusieurs populations très spécialisées vivant dans des environnements très similaires.

On comprend bien qu’il serait hasardeux d’étudier le caractère adaptatif et les conditions d’émergence de tel ou tel trait sans vérifier et prendre en compte la plasticité de ce trait. D’abord parce que cela atténue l’argument selon lequel caractériser l’innéité est un test fiable du caractère adaptatif d’un trait, et ensuite parce que la plasticité elle-même, peut être adaptative (pour mieux comprendre, éventuellement lire Shea, 2012, qui exprime la même idée mais en des termes un peu différents).

  • Conclusion

A tout cela, d’aucuns pourraient répondre : peu importe. Que oui, tant que l’on ignore les déterminismes génétiques fins sous-jacents à ces phénotypes que l’on étudie, nous n’avons pas tellement le choix, que nous devons bien nous satisfaire d’explorer ce qui peut l’être, et que considérer que ces traits sont des adaptations c’est une hypothèse de travail, qu’elle sera testée dans le futur, que c’est ainsi que fonctionnent les sciences. Cependant, je pense que les hypothèses de travail que l’on s’autorise à ne tester que plus tard doivent être raisonnables, ou en tous cas qu’il faut garder à l’esprit tout ce qui précède, pour ne pas surévaluer le niveau de crédence qu’on donne à ses modèles explicatifs. A l’heure actuelle, un niveau de crédence très élevé est donné à de nombreuses hypothèses qui évoquent la sélection naturelle, sans qu’aucune des hypothèses de travail évoquées ci avant (effet de la dérive, effet de la plasticité, constance du trait dans les taxons apparentés, possibilité de dé ou néo canalisation, etc.) n’aient encore été vérifiées. Prendre conscience de ces limites est nécessaire pour réévaluer la confiance que l’on donne à ces résultats. En ce qui me concerne, le niveau de confiance que je donne aux travaux qui n’abordent même pas les limites sous-jacentes à ces hypothèses de travail, ou ne se donnent pas la peine de justifier un minimum ces hypothèses de travail, est bien plus faible que celle que je leur donnais quand je n’avais pas ces limites en tête.

Par ailleurs, c’est par facilité, que nous partons de l’hypothèse que la plupart des traits sont en premier lieu des adaptations directes, et qu’il ne convient de chercher des explications alternatives qu’en dernier recours. Je l’ai constaté dans mes propres travaux : parce qu’elles sont plus simples à étudier, nous nous bornons à confronter des hypothèses qui sont toutes adaptatives. Et encore, comment ! Dans les travaux sur les conflits d’allocation des ressources parentales que j’ai étudiés durant ma thèse, j’ai constaté que les auteurs testent une prédiction pour une hypothèse explicative sans toujours vérifier si cette prédiction n’est pas également compatible avec les hypothèses alternatives. Il y a une tendance à «accumuler les éléments en faveur de » plutôt qu’à réellement chercher à départager, à mettre les hypothèses ‘en danger’. Ces pratiques sont-elles suffisamment rigoureuses ? Au vu des éléments précités, je ne pense pas. C’est à mon avis tout un changement de paradigme épistémologique que nous devrions mener pour améliorer la qualité de nos travaux. Plutôt que d’attendre passivement que les données tombent du ciel pour remettre en causes nos hypothèses adaptatives en les confrontant à des hypothèses alternatives non adaptatives, nous devrions nous donner les moyens de réfléchir à comment on pourrait les produire, ces données, ou à comment on pourrait être plus rigoureux. Je ne prétends pas avoir les solutions à moi toute seule, mais un bon début serait d’intégrer des sessions d’épistémologie de la biologie évolutive dans nos congrès, au moins pour favoriser une prise de recul (nous n’avons aucune formation à l’épistémologie et nous mettons en place nos méthodologies de manière exploratoire, en naviguant à vue, et c’est vraiment un gros problème à mon avis), et se donner les moyens d’y réfléchir.

Enfin, le fait qu’une hypothèse soit ou non ‘satisfaisante’, c’est-à-dire raisonnable d’un point de vue scientifique, dépend en réalité d’enjeux pratiques. On peut s’autoriser à négliger les coups de vents pour lancer les clefs depuis un balcon à quelqu’un en dessous, on ne le peut pas lorsqu’il s’agit de lancer une sonde spatiale. Pour mieux appréhender ces enjeux, on pourra par exemple trouver une critique de l’adaptationnisme appliquée à la recherche sur le cancer dans Arnal et Col. (2015), mais une illustration pratique sera également abordée et développée dans un 2e volet, qui porte sur le cas d’école qu’est la psychologie évolutionniste.

*J’avoue ça c’est juste un pavé dans la marre pour augmenter l’audience ;p

Merci à Odile, Gaël, Lucie, Sylvain, Valentin, Clément, Tazio, Marlon, Rym, Arnauld, et celleux que j’oublie certainement pour les discussions critiques, relectures, et apports qui ont énormément contribué à la qualité du présent article.

Références

[1] Gould, S. J., & Lewontin, R. C. (1979). The spandrels of San Marco and the Panglossian paradigm: a critique of the adaptationist programme. Proceedings of the Royal Society of London. Series B. Biological Sciences, 205(1161), 581-598. http://www.zoologie.bio.lmu.de/teaching/vorlesungen/gould_lewontin_1979.pdf

[2] Koonin, E. V. (2016). Splendor and misery of adaptation, or the importance of neutral null for understanding evolution. BMC biology, 14(1), 114. https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC5180405/

[3] Mameli, M., & Bateson, P. (2006). Innateness and the sciences. Biology and Philosophy, 21(2), 155-188. http://joelvelasco.net/teaching/2890/mamelibateson06-innateness.pdf

[4] Accomodation phénotypique, article wikipédia en français. https://fr.wikipedia.org/wiki/Accommodation_ph%C3%A9notypique

[5] Shea, N. (2012). New thinking, innateness and inherited representation. Philosophical Transactions of the Royal Society B: Biological Sciences, 367(1599), 2234-2244. https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC3385690/

[6] Arnal, A., Ujvari, B., Crespi, B., Gatenby, R. A., Tissot, T., Vittecoq, M., … & Missé, D. (2015). Evolutionary perspective of cancer: myth, metaphors, and reality. Evolutionary applications, 8(6), 541-544. https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/eva.12265

Société

Société #3 Inné et acquis, déterminismes et politique

Dans un contexte où les débats sur l’inné et l’acquis continuent d’occuper une place de choix en arrière-plan des débats sociétaux et politique, car ils sont sous-jacents a la question de savoir ce qui est de la responsabilité de l’individu (mérite et démérite) et de la société (donne t’elle les mêmes chances a tous?), et ce qui est ‘naturel’ ou ‘culturel’ (sous-entendu, souvent, ‘pur et bon’ versus ‘artefactuel et mauvais’), il me semble qu’une mise au point sur ce que la biologie dit de ces concepts d’inné et d’acquis, et surtout, sur ce que ça implique, est absolument nécessaire.

 

En particulier, les medias ne cessent de nous bombarder de gros titres: « Le cerveau des hommes est différent de celui des femmes », « La réussite scolaire dépend du QI », « On nait homosexuel ». Des titres qui donnent l’impression que les choses sont simples à comprendre. Et en particulier qu’il existe des effets biologiques, naturels et figés, et à l’opposé, des effets culturels et malléables. En réalité, c’est une vision dépassée. Certains l’ont déjà dit et d’autres l’ont redit, mais je vais essayer de compiler tout ça pour donner aux néophytes les outils et concepts de base dans ces débats importants, et pour permettre aux moins néophytes d’avoir une vue d’ensemble. Parce que même pour les moins néophytes, faut admettre que ce n’est pas ultra évident de jongler avec ces concepts, notre cerveau à tendance à faire des raccourcis, et on doit l’entrainer à ne plus les faire. Je scinde l’article en plusieurs « levels », ça va aller du plus évident au plus complexe. C’est long, vous avez le droit de faire des pauses pipi entre les levels.

 

Level 1. L’inné et l’acquis.

Déjà, inné, acquis, ce sont des vieux mots. On ne les utilise plus trop, mais c’est le level 1, alors on va quand même commencer par là. Qu’est-ce qu’on entend par inné? A priori, l’inné, c’est ce qui est déjà là à la naissance. Si je prends cette définition à la lettre, et que je dis « on nait homosexuel », par exemple, cela signifierait que le bébé qui vient de naitre est déjà hétéro ou homosexuel, donc. Là, vu que ça parait fort de café formulé comme ça, quand même, certains me diront « ah mais non, non, ça veut juste dire qu’il a déjà en lui tout ce qui va faire de lui un homosexuel ensuite ». Ce n’est plus pareil, déjà. L’inné n’est plus ce qu’on est à la naissance, mais ce qu’on va devenir du fait de nos « déterminismes biologiques ». L’acquis, généralement, c’est tout le reste, et notamment, les « déterminismes culturels ». A-t-on fait le tour de tout ce qui fait d’une personne ce qu’elle est ? Certains rajouteront à ces déterminismes le libre arbitre. Mais moi je suis matérialiste, et lorsqu’on pousse le matérialisme jusqu’au bout, on se rend compte que le libre arbitre, c’est comme le paranormal, ça ne peut pas exister (dès lors qu’on trouve des explications physiques et matérielles à ces phénomènes, ils cessent d’être des trucs un peu « magiques» pour n’être plus que les résultantes de causes et de conséquences matérielles). Bref, ici, je vais me limiter aux « déterminismes biologiques» et « culturels ».

 

Level 2. Les déterminismes biologiques.

Ok. Next level. Lorsqu’on parle de déterminismes biologiques, il y a plusieurs choses dedans. La première, c’est les déterminismes génétiques. Si je dis que la mutation du gène HNF-1-alfa entraine un diabète de type II, ce diabète a un déterminisme génétique, tout le monde est d’accord. Mais tous les déterminismes biologiques ne sont pas génétiques. Si je dis qu’une infection au virus zika pendant la grossesse entraine une microcéphalie chez l’enfant à naitre, le déterminisme pourrait être qualifié de biologique. Pour autant, ce déterminisme n’est aucunement « génétique ». Un déterminisme peut être « biologique » sans être génétique. Par contre, un déterminisme génétique sera toujours qualifié de biologique.

Cependant, attention, cette notion de déterminisme « biologique » est beaucoup plus floue qu’elle n’en a l’air. Si j’ai une alimentation très riche en sucres et en gras, et que je développe un diabète de type I, mon diabète est-il déterminé par la biologie ? A priori, autant que l’infection au virus zika. Pourtant, on ne dira certainement pas que ce diabète n’est pas également dû à mon comportement, ou à mes habitudes culturelles. Donc en fait, les déterminismes biologiques non génétiques sont des déterminismes… environnementaux. Si la préférence pour le bleu ou le rose est induite par une exposition élevée à ces couleurs dans l’enfance, est-ce que le déterminisme est biologique ? Là, beaucoup considéreront qu’il n’est plus qu’environnemental, « culturel». Alors même qu’on est exactement dans le même cas de figure que pour le diabète de type 1 : des habitudes culturelles ont eu un impact sur ce que je suis, en tant qu’être biologique. Dans le cas de la préférence de couleur, il ne s’agit peut-être que d’une micro modification neuronale qui fait que voilà, c’est telle couleur que je préfère. Mais c’est bel et bien équivalent à la modification induite par la consommation de sucre sur mon diabète.

Donc, à retenir du level 2 : ça n’a strictement aucun sens d’opposer déterminisme biologique et déterminisme culturel. Le « déterminisme biologique » ça ne veut rien dire, car ça recouvre à la fois des déterminismes génétiques, et des déterminismes culturels. Les deux choses qui s’excluent mutuellement, à la limite, c’est donc ces deux derniers.

 

A ce stade, relire le level 1. L’inné, ce n’est plus « les déterminismes biologiques » ou « génétiques» mais « les déterminismes de toutes natures intervenus avant la naissance et dont les effets pourront se déclarer à tout moment dans la vie ». Et l’acquis, donc c’est le reste. Bon. On est déjà loin de « l’inné, c’est les gènes» et « l’acquis, c’est la culture ». Attention parce qu’il y a plein de gens qui font allègrement ce mélange (alors qu’ils étaient d’accord avec l’argumentation du level 1 – il y a donc auto-contradiction). Si vous êtes confus, game over, retour au level 1.

 

Level 3. Déterminisme génétique.

Alors là, on va (re)partir de loin, pour s’assurer qu’on est tous sur la même longueur d’onde. On appelle gène une séquence de nucléotides (les fameux A, T, G, C là) qui forment l’ADN. Donc on a l’ADN, deux brins accolés en forme d’hélice, dont l’un est une séquence (ex : GATACA) et l’autre la même séquence en miroir (ici, CTATGT : en face de chaque G, un C, en face de chaque A, un T, et inversement). Les gènes sont « transcrits » en ARNs, des petits morceaux de séquences formées elles aussi de nucléotides (cette fois, A, U, G et C) mais qui à la différence de l’ADN, peuvent sortir du noyau et se balader dans la cellule. Ce sont des sortes de copies des gènes, quoi. Maintenant, certains de ces ARNs vont rester dans le noyau, et d’autres vont en sortir, et être « traduits » en protéines. Un peu comme quand on programme un modèle dans l’imprimante 3D, et que ça sort un objet. Bon, là, en gros, pour chaque groupe de 3 nucléotides, il y a un « acide aminé » (parmi les 22 possibles) qui se colle à la suite des autres. Quand c’est fini, ça fait un filament qui s’auto organise en une molécule en 3D en fonction de l’affinité des acides aminés entre eux. Ces « protéines », ce sont les principaux outils de nos cellules : des enzymes, des récepteurs, des protéines motrices qui transportent d’autres molécules, des régulateurs (certaines se fixent dans l’ADN et modulent ainsi la transcription, et donc l’ « expression » des gènes), des hormones. Leurs fonctions sont variées, donc. Ok, tout ceci est à l’intérieur des cellules. Nos neurones sont des cellules, nos « globules rouges» aussi, de même qu’un ovule ou un spermatozoïde, ou les trucs agglomérés qui forment notre peau. Chaque cellule est spécialisée, c’est-à-dire qu’elle exprime différents gènes à différents degrés, en fonction des fonctions qu’elle exécute. Le même type de cellule exprime également ces gènes de manière potentiellement variable d’un individu à un autre, en fonction de pas mal de facteurs, certains eux aussi génétiques (un gène est muté et l’outils fonctionne différemment, ou la zone de régulation du gène, qui est souvent une séquence d’ADN non transcrite juste à côté, est mutée, ou bien les gènes qui codent les protéines de régulation sont eux même mutés), d’autres environnementaux (par exemple, l’exposition à certaines molécules pourra augmenter ou diminuer l’expression d’un gène : boire de l’alcool, typiquement, augmente la production de CYP2E1 qui participe à sa métabolisation). J’aime bien parler de cascade de déterminisme en référence à ces gènes qui produisent des molécules qui régulent d’autres gènes qui eux-mêmes produisent des molécules qui régulent d’autres gènes, etc.

Du fait de cette cascade de déterminismes, une seule mutation peut avoir un impact énorme sur ce que va devenir un individu. Typiquement, une personne dont les chromosomes sont XY mais dont le récepteur à la testostérone est muté… est généralement une femme.

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Représentation ultra schématique d’une cascade de régulation, par exemple impliquée dans le déterminisme du « sexe » (je met entre guillemets : cf un précédent billet sur le sexe comme construction sociale). Noter que des gènes (comme le gène J) peuvent être régulés par plusieurs autres gènes, que des facteurs environnementaux peuvent aussi intervenir, et qu’il y a des rétrocontrôles, c’est-à-dire que l’expression d’un gène qui est en aval de la cascade peut avoir un effet sur l’expression d’un gène qui est en amont. Des variations à n’importe quel niveau de la cascade peuvent avoir des conséquences sur les traits, en aval. Enfin, un même trait est déterminé par de multiples gènes. Je n’ai pas représenté l’effet des facteurs environnementaux, soit moléculaires (effet de l’alcool), soit plus complexes (moins bien connus). J’ai noté « mutation », en vert, le fait qu’un gène soit rare dans une population, et produise une cascade de régulation un peu différente que ce qui est observé dans le reste de la population. En fait, nous sommes absolument tous porteurs de telles « mutations» ou « allèles rares » dans notre génome, qui font qu’on s’éloigne forcément dans une dimension ou une autre du reste de la population. Du coup, au lieu de se voir comme mâles et femelles, on ferait bien de se voir plutôt comme des mosaïques de traits plus ou moins « plus souvent mâles » ou « plus souvent femelles ».

S’il y a un truc à retenir du level 3, c’est que les traits biologiques ont toujours plusieurs causes. On a parlé du diabète, et des types I et II. En réalité, il y a 6 mutations différentes, sur des chromosomes différents, qui peuvent entrainer un diabète de type II. Chacune à des conséquences différentes, et notamment, certaines peuvent être traitées, d’autres pas. Mais en plus de cela, il y a des rétrocontrôles et des effets environnementaux (dont des effets épigénétiques) qui compliquent la donne.

Level 4. C’est à X% génétique.
Je pense que c’est de plus en plus clair au fur et à mesure qu’on avance dans les levels : ça n’a pas de sens de se demander si un « trait » est dû aux gènes OU à l’environnement. A peu près de la même manière que ça n’a pas de sens de se demander si la lumière est due à l’ampoule ou à l’électricité. La lumière est due à la fois à l’ampoule ET à l’électricité. Donc, tous les traits sont à la fois dus aux gènes ET à l’environnement. Maintenant, quand en biologie (en génétique quantitative plus précisément), on dit que tel truc est dû à tel % aux gènes et 1-X % à l’environnement, qu’est-ce qu’on veut dire du coup ? Parce qu’on les voit souvent, ces chiffres.Et bien si je reprends mon exemple de la lumière, on peut estimer dans quelles mesures les variations d’intensité observées (à un endroit t et à un temps t – ces variations représentent les « traits» biologiques) sont associées à des variations dans les types d’ampoule (ici les gènes, par exemple) et à des variations dans l’intensité du courant (l’environnement). Pour ceux qui ont déjà fait des statistiques, c’est une bête partition de variance. Si on ne trouve aucun lien statistique entre les variations observées entre les types d’ampoules (mesurées par exemple par les variations de taille d’ampoule) et les variations d’intensité, on dira que le type d’ampoule n’a aucun effet sur l’intensité lumineuse et que 100% des variations peuvent être imputées, du coup, aux variations d’intensité ou à d’autres facteurs (d’autres caractéristiques définissant les ampoules, par exemple leur puissance).

Ce qu’il est très important de garder en tête, ici, c’est que ce sont des résultats contextuels et non « absolus ». On pourrait tout à fait augmenter la part « environnementale », il suffirait pour ça d’augmenter la variance environnementale (pour mes histoires d’ampoule, d’augmenter les variations d’intensité du courant entre les ampoules). On peut avoir une variance environnementale très faible, ça ne voudrait en aucun cas dire qu’on n’a aucun levier environnemental possible pour changer ce qu’on observe (par exemple, on pourrait être dans une situation où la variance d’intensité du courant est nulle, et du coup il y a 0% des variations qui sont dues au courant (ici, environnementales). Or, il serait très simple d’avoir un impact par un effet purement environnemental, il suffirait de modifier l’intensité du courant. Un exemple concret concerne l’anorexie. Dans les populations occidentales, la présence de certains gènes semble être un assez bon prédicteur du risque d’anorexie. On pourrait donc dire que le déterminisme est « génétique», et d’aucun en concluraient que « donc, on ne peut rien y faire». Cependant, si on prend une autre explication souvent avancée, qui est l’exposition à des standards de beauté extrêmement maigres, on a une variance nulle : tout le monde est exposé à ces standards, partout dans les médias. Si la variance des facteurs environnementaux est nulle, c’est exactement comme pour l’intensité du courant : on ne pourra pas détecter l’effet de ce facteur. Si on élargissait l’étude à des populations qui n’y sont pas exposées, on verrait sans doute apparaitre une variance environnementale bien plus importante (et la part de variance « génétique» diminuerait). On verrait que l’exposition à ces standards de beauté est un facteur important dans le déclenchement de l’anorexie, indépendamment de l’effet lui aussi important de la présence de certains gènes.

Je détaille tout ça pour qu’on comprenne bien que ces histoires de déterminisme génétique ou biologique disent des choses très éloignées de ce qu’en comprennent la plupart des gens. En particulier, il y a cette perception ancrée selon laquelle le déterminisme génétique, c’est de toute manière « fatal », on ne pourrait y échapper. Alors que le déterminisme environnemental, ce serait malléable à souhait. Or, c’est juste bullshit. Il y a du déterminisme génétique très malléable, comme le diabète de type II que l’on peut soigner avec l’insuline, et du déterminisme culturel pas malléable du tout facilement, comme la violence éducative. Ainsi, ce n’est pas parce que le déterminisme génétique est non nul que les individus sont contraints. Inversement, ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de déterminisme génétique que l’on peut facilement modifier quelque chose.

Donc, quel que soit le déterminisme génétique que l’on pourrait trouver à un trait, même 100% de déterminisme du point de vue de la génétique quantitative, ça ne dit rien sur la malléabilité de ce trait, et sur le fait qu’il serait facile ou non de shunter le déterminisme génétique identifié par un déterminisme environnemental (changement sociétal, éducation, etc.).

Deux choses à retenir du level 4 :

–       Quand on dit « c’est à X% génétique », ce n’est valable que pour l’échantillon étudié. Si on élargit l’échantillon, en particulier à une plus grande échelle géographique, on va augmenter la diversité génétique, mais aussi les variations culturelles, et donc le pourcentage va changer.

–       Le déterminisme génétique n’est pas forcément fatal, et le déterminisme culturel n’est pas forcément malléable.

Un petit point sur les aspects éthiques. On a bien sûr en tête qu’il serait beaucoup plus horrible de faire de l’ingénierie génétique pour ‘corriger un trait’ (comme… l’autisme ?) que de corriger ce trait par des outils « environnementaux» (médication, thérapie comportementale). Sans doute parce qu’on ne veut pas modifier la « nature profonde » des individus, et qu’on suppose que cette nature profonde est dans leurs gènes. Cependant, est-ce qu’on trouverait horrible l’ingénierie génétique qui consisterait à corriger la mutation impliquée dans la chorée de Huntington ? J’en doute. Moi je dirais que la nature profonde, c’est surtout « ce qui n’est pas malléable, ce pour quoi il n’y a pas de ‘levier’ qui permette de changer la personne d’une manière indolore et sans qu’elle ne ‘perde’ quoi que ce soit de ce qu’elle identifie comme étant lié à son identité dans le processus ». Par conséquent, ce qui m’inquiète avec l’ingénierie génétique, c’est davantage le fait que ces techniques, appliquées au moment d’une FIV par exemple, interviennent tellement tôt dans le processus que les personnes concernées n’auront pas eu le choix, et il en découle bien évidemment un risque d’eugénisme, c’est-à-dire l’élimination de certains types d’individus sur la base de jugements de valeur.

Level 5. Correlation is not causation.

Bon, beaucoup connaissent cette maxime (sinon, faire une pause et voir ), mais quand on en vient à la biologie, en particulier chez l’humain, beaucoup semblent l’oublier. Du coup, je vais donner quelques exemples qui, je l’espère, vont marquer les esprits, pour que tout le monde garde bien cela en tête.

On a parlé de la génétique quantitative, qui permet de découpler les effets génétiques des effets environnementaux. Le problème, c’est que cette discipline, si elle produit des résultats très intéressants dans le cadre de l’amélioration génétique de nos cultures et élevages, a une portée assez limitée chez l’humain. La différence essentielle étant que l’on peut effectuer des expérimentations sur les cultures et les élevages… mais pas chez l’humain. Le dispositif idéal, pour mesurer les variances génétique et environnementale, c’est un dispositif orthogonal. Par exemple, si on veut mesurer la part des « effets génétiques » sur la production laitière de plusieurs races de vaches, on va prendre plusieurs échantillons de chaque race, les positionner chacune dans plusieurs environnements (on « croise » chaque catégorie qu’on veut comparer à chaque environnement possible, de manière orthogonale), mesurer la production laitière de chaque race dans chaque environnement, et en déduire la part d’effets « environnementaux », et d’effets « génétiques ». Mais chez l’humain, on ne peut pas déplacer les individus dans des environnements autres que ceux dans lesquels ils sont nés pour des raisons expérimentales. Plus encore, chez l’humain, la situation est complexifiée par des ‘discriminations’ (sans connotation nécessairement négative): l’environnement que l’on va rencontrer dépend de nos caractéristiques initiales (par exemple, être beaucoup exposé à du rose ou du bleu dépend pas mal du fait de naitre avec une vulve ou un pénis) et par de multiples effets confondants (corrélation entre nos caractéristiques génétiques et le statut social du fait de l’histoire, corrélation entre les gènes de nos parents, donc l’environnement auxquels ils nous exposent, et nos propres gènes, etc.). Pour contourner ces complications, certains travaux se sont penchés en particulier sur les cas d’adoption. La limite de ces travaux est qu’ils ne permettent pas d’éliminer ni les effets prénataux (9 mois de grossesse) ni les discriminations (encore une fois, au sens très large, c’est-à-dire « traitement non indépendant des caractéristiques génétiques »).

Cette limite (l’impossibilité d’expérimenter et les discriminations) s’applique pour l’humain au-delà des travaux de génétique quantitative, à tous les travaux qui cherchent à étudier « le lien » entre un « groupe défini par des caractéristiques phénotypiques communes » (groupes de sexe male/ femelle, groupes ethniques, groupes d’orientation sexuelle, etc.) et autre chose (des gènes, des spécificités biologiques, des comportements, etc.). On n’a tout simplement pas accès aux plus hauts niveaux de preuves de causalité, quand on fait des recherches sur l’humain (à part pour les études cliniques où on expérimente pour tester l’efficacité d’un médicament ou d’une intervention).

Ok, quelques exemples, qui vont illustrer pourquoi, du coup, il faut vraiment se méfier pour ne pas confondre corrélation et causalité, dans les études de partition génétique chez l’humain.

Un exemple typique, c’est la capacité à se repérer dans l’espace. Lorsque l’on fait des tests chez les hommes et les femmes, on remarque que les hommes ont une meilleure capacité à s’orienter dans l’espace. Seulement, si 90% du temps, lorsqu’un couple hétéro voyage ensemble en voiture, c’est l’homme qui conduit, et que le fait de conduire beaucoup entraine la capacité à s’orienter dans l’espace, alors il y a de bonnes chances sur le fait que cette différence de capacité à s’orienter dans l’espace en dise beaucoup plus sur l’effet de la conduite dans la capacité à s’orienter dans l’espace que le fait d’avoir des chromosomes XX ou des chromosomes XY. Pourtant, techniquement, il y a bien « un effet du sexe » sur la capacité à s’orienter dans l’espace. Mais le sexe à des chances d’être ici une cause distale, c’est-à-dire que sexe -> conduit plus ou moins -> s’oriente plus ou moins bien dans l’espace. Or de tels potentiels intermédiaires causaux sont bien souvent totalement élicité dans les gros titres des médias, laissant chacun interpréter au plus simple, et le plus simple étant que la causalité est directe. Quand on fait ce genre de gros titre, on ne tient pas compte de ce biais cognitif qui consiste à aller au plus simple, et quoi qu’on en dise, on laisse entendre qu’il y a une différence en termes d’essence entre les hommes et les femmes, quand en fait… on n’en sait rien.

Autre exemple, l’homosexualité. Je termine ce billet aujourd’hui (alors qu’il est en chantier depuis des lustres) en partie parce que s’annonce une émission invitant un chercheur, Jacques Balthazar, qui parle de des déterminismes génétiques de l’homosexualité. Il a identifié des gènes dont les allèles (versions de gènes) sont corrélés à l’orientation sexuelle. Il reconnait qu’il ne s’agit que de corrélations, et qu’il ne faut pas extrapoler trop vite, mais d’autres ne prennent pas ces précautions, et disent que « l’homosexualité est génétique». Alors, en dehors du fait qu’un même phénomène peut avoir plusieurs causes (cf. exemple du diabète au level 3), j’aimerais donner un cas de figure, pour que chacun ait en tête les possibles limites de ces résultats. Imaginons que l’orientation sexuelle soit en fait socialement acquise. Lorsqu’on est une fille ou un garçon, on est exposé à des stimuli différents, on est poussé à aimer des choses différentes, etc., et ça à des conséquences sur ce qu’on « préfère», de la couleur rose ou bleu à l’orientation sexuelle. Et imaginons, maintenant, un allèle qui « shunte » la capacité à absorber les règles sociales ou à répondre aux stimuli auxquels on est exposés. Et bien on s’attend à ce que chez les personnes qui ont cet allèle, les orientations sexuelles soient beaucoup plus diversifiées (moins « canalisées» par les stimulis sociaux) que chez les personnes qui ont d’autres allèles, entrainant une corrélation entre la présence de ces allèles, et l’orientation sexuelle. Ça pourrait se tester, car chez ces personnes, on verra une absence de conformité à d’autres niveaux que l’orientation sexuelle (préférences de couleur, et tout ce qui est genré, par exemple). Ce n’est pas totalement absurde. On sait qu’il y a des gènes qui ont effectivement un effet sur le conformisme social, comme les gènes impliqués dans l’autisme. On sait que les personnes autistes ont des orientations sexuelles et des identifications de genre moins conformistes que les personnes non autistes, également. Voir par exemple cette étude de 2017. Alors je ne dis pas que c’est ça l’explication (et je sais que c’est plus complexe que cela, car les personnes autistes ont également des spécificités hormonales), mais je veux juste insister sur l’importance d’élargir les perspectives d’interprétation des données. Si mon hypothèse était juste, on serait dans le même cas de figure que pour la capacité à s’orienter dans l’espace chez les hommes et les femmes : le gène impliqué n’est plus qu’une cause assez distale de l’orientation sexuelle, et les facteurs « culturels» pourraient eux être finalement déterminants. Mais encore une fois, nos cerveaux ont tendance à aller au plus simple, et les gros titres eux-mêmes simplistes n’aident vraiment pas à prise de recul.

On pourrait sans doute décortiquer comme ça pas mal de corrélations ou d’associations qui ont été observées et qui sont publiées sans aucune analyse sur la diversité des causes qui peuvent entrainer les différences observées, et entretiennent de ce fait un certain essentialisme. Mais cet article est long, et j’ai encore plein d’autres choses à dire, alors ce sera pour un prochain article.

 

You win ! Conclusion

Voilà, si vous avez atteint le level 5, félicitations, vous avez sans aucun doute le gène de la persévérance ;). Bon, par contre, mauvaise nouvelle… tout ça, en fait, on s’en fiche pas mal. Tous ces efforts que vous avez faits pour comprendre ces questions de déterminisme, ça ne sert à rien.

Enfin, presque. Ça sert à comprendre que ça ne sert à rien, pour pouvoir passer à l’étape suivante. Ok, laissez-moi développer. D’un point de vue politique, quelles sont les implications de ces réflexions ? La politique, c’est (ou ça devrait être…) décider ce qui doit être fait, à une échelle sociale, pour améliorer la vie des gens. Si une chose est « bien », dans la vie des gens on ne voudra pas la changer, et si on chose est « nuisible » alors on voudra la changer. Mais si changer cette chose nuit encore plus que ne pas la changer, là, on préférera la laisser telle quelle. C’est un raisonnement utilitariste : on fait les choix en fonction de leur capacité à maximiser le bien-être général. Bien sûr, ce n’est pas toujours évident de déterminer les coûts et les bénéfices (et pour qui et quoi), mais on va faire comme si c’était simple pour l’instant.

Du coup, quel est le rapport avec les déterminismes ? Souvent, quand les gens disent « c’est inné » dans le cadre d’une argumentation politique, ils peuvent sous-entendre deux choses.

La première, c’est que c’est « naturel», car « c’est ce qu’on a trouvé là », et que ce qui est naturel ne doit pas être changé. Il y a un certain fétichisme, dans nos sociétés, pour laisser les choses telles qu’on les a trouvées, parce qu’elles seraient meilleures « par essence». C’est du conservatisme. Cela peut avoir du sens, bien sûr. Par exemple, moi je suis plutôt écolo, et je suis assez réticente à l’élimination massive des espèces qui nous entourent. J’aimerais qu’on préserve un minimum l’environnement pour le laisser à nos enfants tel qu’on l’a trouvé nous-même. Cependant, dans ce cas de figure, il n’y a pas de conflit avec la vision utilitariste : conserver les espèces est à la fois meilleur du point de vue de nos instincts conservateurs, et meilleur d’un point de vue utilitariste. Cependant, dans les cas où il y a conflit entre la vision utilitariste, et la vision conservatrice, mon opinion est que la vision utilitariste est préférable. C’est ma préférence, mais je crois que beaucoup d’autres gens ont la même, quand même. On doit changer les choses lorsqu’elles nuisent. Genre, le paludisme tue des gens, et le Plasmodium a beau être un joli parasite quand on le regarde à la loupe, je n’ai absolument aucun état d’âme à participer à l’effort collectif qui consiste à chercher à l’éliminer. Je pense que la nature « innée » ou « acquise » des choses ne devrait pas l’emporter sur leurs coûts ou leurs bénéfices, et je pense que c’est le cas de la majorité des gens (à part quelques conservateurs radicaux qui n’ont de cesse que de me laisser pantoise).

La deuxième chose qui peut être sous-entendue quand les gens disent « c’est inné» est plus en lien avec l’utilitarisme, et c’est « ça ne peut être changé, ou en tous cas, changer cela représente des coûts beaucoup plus élevés que de bénéfices ». Typiquement, pour l’homosexualité, quand des gens disent « de toutes manières c’est génétique», c’est ça que ça veut dire : « C’est dans la nature profonde de la personne, ça ne peut être changé, ou si on le change, ça va lui coûter beaucoup, psychologiquement, et en termes de bien-être. C’est bien plus simple de l’accepter telle qu’elle est, on sait déjà que les personnes qui vivent leur homosexualité en dehors des tabous traditionnels sont heureux et épanouis ». Sauf que. On l’a vu, je crois que c’est très clair, désormais : il n’y a pas de lien automatique entre inné, et non malléable. On pouvait peut être le penser dans un lointain passé, où on ne connaissait rien à la biologie organique et aux thérapies géniques. Et où on ne comprenait pas à quel point déterminisme génétique et déterminisme environnemental sont étroitement enchevêtrés, et que même le déterminisme génétique a priori le plus total, peut parfois être contrecarré par des leviers environnementaux assez simples. Donc je le répète « il n’y a pas de lien automatique entre inné, et non malléable» ni d’ailleurs entre génétique, et non malléable. Bref. Du coup, ça n’a absolument plus aucun sens d’utiliser le fait qu’un trait varie plutôt de manière corrélée aux variations génétiques ou plutôt de manière corrélée aux variations non génétiques, pour arguer que « ce n’est pas malléable de toutes manières, et le bénéfice serait plus important que le coût, pour les gens, si on voulait modifier cela ». On n’a pas besoin de faire des recherches élaborées sur les déterminismes de l’orientation sexuelle pour savoir que les thérapies comportementales ont un coût plus élevé pour les personnes homosexuelles que de tout simplement les accepter telles qu’elles sont. On n’a pas non plus besoin de savoir quoi que ce soit sur les déterminismes pour savoir que « au fait, l’homosexualité ne nuit à personne ». Ça devrait être le seul critère qu’on devrait regarder, pour savoir si la société à quelque chose à dire ou faire dessus. Car finalement, même si quelque chose est ultra malléable, comme la route qu’on préfère adopter pour aller au boulot le matin, la société a pas vraiment grand-chose à en dire si les différentes options de cette chose malléable ne nuisent pas plus les unes que les autres.

Du coup, j’ai une question. Pourquoi investir autant d’argent pour comprendre le déterminisme de choses qui ne sont pas nuisibles ? A la limite, par pure curiosité. De la même manière qu’on peut vouloir chercher à comprendre ce qu’il y avait avant le big bang. Je peux comprendre ça. Mais je pense que c’est vraiment une erreur, d’ensuite utiliser ces informations dans un cadre politique. C’est vrai que c’est plus simple, plus facile, car ça colle à la manière de penser des gens. J’admets que moi-même, j’ai déjà utilisé cet argument, et ça a marché à plusieurs reprises. Mais en fait, on ne combat pas le problème à la racine, qui est cette manière erronée de penser. Et il y a un coût assez élevé à cela. En effet, imaginons que vous ayez trouvé que l’homosexualité est « innée » et qu’elle n’est pas très malléable. C’est prouvé, ça permet à plein de gens de mieux l’accepter, et du coup tout le monde est plus heureux.

Mais maintenant, que fait-on des différences « innées» entre hommes et femmes ? Si on trouve que les femmes sont plus maternelles que les hommes, et que du coup la survie des enfants dépend étroitement de la présence maternelle. Est-ce que du coup, on va conclure « bon bah c’est comme ça, c’est inné donc ce n’est pas malléable tant pis» ? Ou bien, est-ce qu’on va quand même prendre en compte le fait que de nombreuses femmes se plaignent du fait que parce qu’elles sont obligées de s’arrêter de travailler, elles entrent dans une dépendance financière qui les fait perdre en autonomie, que lorsqu’elles sont femmes au foyer, elles craquent sous la charge de travail, et elles se sentent pour certaines moins épanouies et dévalorisées ? Est-ce que ce constat ne devrait pas suffire à chercher des solutions sociétales (maintenant qu’on sait qu’on ne sait pas à l’avance s’il y en a ou pas…), pour que la charge domestique ne repose pas exclusivement sur le dos des femmes, par exemple mettre en place des crèches, éduquer les garçons à être plus paternels quitte à compenser un déficit observé s’il en est, réduire le temps de travail rémunéré pour qu’il soit mieux partagé dans les couples et que chacun puisse s’investir à la fois dans son foyer, et donc permettre d’élever les enfants dans des bonnes conditions, et en dehors de son foyer, et donc rester financièrement autonome ? (Je précise que bien sûr, s’investir ou non dans la sphère professionnelle doit pouvoir rester un choix pour les pères et les mères qui le souhaiteraient, pour qui l’épanouissement passerait par là… à titre personnel, je trouve hasardeux de se reposer entièrement sur son partenaire, financièrement parlant, mais je place quand même le choix au-dessus du reste et mon combat, c’est qu’il faut en fait une société qui maximise la possibilité de choisir, c’est-à-dire de vivre en conformité avec ce qu’on pense avoir comme besoins).

Bref, c’est un gros pavé. Heureusement que j’ai fait des levels. Ça fait peut-être, pour certains, plusieurs jours que vous lisez, petit bout par petit bout. Alors il est temps de conclure. En un mot : chercher des solutions, c’est comme l’exploration spatiale. On ne sait pas à l’avance ce qu’on va trouver. Mais la principale motivation à la recherche de ces solutions, ça ne devrait pas être les chances qu’on a de les trouver. Ça devrait seulement être l’importance qu’elles ont pour maximiser le bien-être général.

Merci à tous ceux qui ont enrichi ces réflexions, notamment Dalila, Clément, Rafael, Sylvain, François, et tous ceux que j’oublie… parce que certains échanges ont commencé il y a vraiment longtemps et que je n’ai pas tout noté. Merci à vous.

 

Article originellement publié le 19 nov. 2017, republié le 10 mars 2018 suite à migration du site.

Société

Société #2 Comment définir les sexes?

Dans mon précédent billet, j’avais montré que les sexes sont une construction sociale, c’est-à-dire a dire que ce que l’on met dans les catégories hommes et femmes résulte de nos préconceptions de ce que sont les hommes et les femmes, et notamment que certains des critères de définition sont retenus (l’attention aux autres) ou non (la taille) de manière tautologique, c’est-à-dire pour des raisons normatives, et aussi à cause d’une perception probablement plus binaire des critères retenus que ce qu’ils ne sont réellement. Et cela vaut même pour les critères les plus « biologiques », car lorsque l’on demande aléatoirement aux gens ce qui défini vraiment le sexe, certains répondront le caryotype, et d’autres répondront les organes génitaux, et dans ce contexte des personnes dont les deux ne matchent pas seront vues comme des « anomalies», ce qui nous fait bien retomber sur la dimension normative du problème. Bref, il n’y a pas de critère qui fasse consensus dans la sphère publique, et pour lequel il n’y aurait aucun ‘cas particulier’ qui nous permettrait de percevoir ce critère comme ‘totalement satisfaisant’.

Pour enfoncer un peu le clou, vous connaissez peut être un peu la phylogénie, qui consiste à classer le vivant sur la base des parentés génétiques (les espèces plus proches génétiquement forment des clades). Avant, on retraçait les liens de parenté sur la base des caractères morphologiques, et ça avait tendance à donner beaucoup de poids à ce qu’on voyait le plus / évaluait subjectivement comme étant important. Lorsqu’on a pu génotyper les êtres vivants à grande échelle, ça a révolutionné la classification du vivant, car on s’est mis à effectuer la classification en utilisant directement les similarités et différences génétiques, et au final, on s’est rendu compte que ce qui pouvait sembler important à première vue pouvait conduire à des regroupements pas toujours efficaces.

Pour le sexe, c’est près d’un tiers du génome qui serait impliqué à divers niveaux dans le déterminisme du sexe. C’est pour dire à quel point c’est multidimensionnel. Et pourtant, on utilise qu’une seule caractéristique pour déterminer si une personne est un garçon ou une fille, à la naissance et pour l’état civil : la présence d’un pénis ou d’un vagin.

Certains écarts à la norme statistique sautent peut être moins aux yeux que d’autres. Si on part de XX/XY comme référentiel alors il y a des exceptions : gonadiques, génitales, hormonales –et il y a beaucoup d’hormones donc une dimension par hormone, neuronales -si le genre à une composante génétique, cellulaires (il y a des indices d’un fonctionnement cellulaire en moyenne un peu différent entre les sexes) et encore d’autres dimensions. Du coup ça a quelque chose d’arbitraire de dire « telle personne rentre mal dans les catégories de sexe par qu’iel à un micropénis » mais pas « telle personne rentre mal dans les catégories de sexe par qu’iel à un microrécépteur (cellulaire) ». On base l’état civil sur des trucs qu’on voit, ça a du sens, mais c’est juste bien de réaliser que c’est pas parce qu’on le voit que c’est plus important que des trucs qu’on voit pas, et qu’en fait, pourquoi pas utiliser d’autres critères, si ce n’est… parce ce que c’est parce qu’on a toujours fait ainsi, et que c’est un proxi accessible pour connaitre les caractéristiques de la personne dans les autres dimensions ?

Or, ça mérite d’y réfléchir au moins une fois. D’un point de vue scientifique, si on se demande quels critères précisément devraient être retenus pour définir les catégories, sur quoi faudrait-il s’arrêter? Certains répondent déjà qu’il faut des critères pour lesquels les exceptions sont rares, mais on a déjà vu dans le précédent billet que cela pose ensuite la question de la limite à fixer pour le ‘rare’, qui est subjective et nous fais souvent retomber dans la dimension normative. D’autres répondent que les catégories homme et femme, ce sont les produits de la sélection naturelle, et donc c’est ce qui justifie ces deux catégories, et les contours qu’on doit leur fixer. Quitte à grossir un peu le trait comme le fait Éric Vilain dans le journal du CNRS :

« Les états intermédiaires des différents sexes biologiques sont […] souvent associés à une infertilité, ce qui, d’un point de vue évolutif, les condamne à une impasse, argumente le chercheur. Mettre sur le même plan les deux sexes biologiques largement majoritaires, et les sexes intermédiaires très faibles numériquement, n’est pas raisonnable. » 1.

Souvent comment ? Si on compte toutes les personnes trans en plus des personnes intersexes (et je ne compte pas les personnes cis qui s’écartent de la norme statistique dans des dimensions moins visibles), je pense que le nombre de personnes qui ne se retrouvent pas dans les catégories de sexe attribuées à la naissance ET sont quand même fertiles sont quand même assez nombreuses. Oui, ‘assez nombreuses’, c’est vague et subjectif. Comme ‘souvent infertiles’. De plus d’après ce critère, si les hommes plus attentifs à leur progéniture ont une meilleure valeur sélective (leurs enfants survivent mieux), alors ça en fait d’avantage des hommes ? Remarque, ça m’arrangerait assez. Mais bon, le problème, c’est que bien malin celui qui saura prédire ce que sélectionne actuellement (et sélectionnera) la sélection naturelle. L’effet de la sélection naturelle n’est pas unidirectionnelle dans le temps et l’espace, et en particulier, ce n’est pas parce qu’un phénotype est rare, qu’il n’est pas sélectionné. C’est un petit peu plus compliqué que ça, car tout phénotype est rare, avant d’avoir été sélectionné. Les hyènes ont un phallus, c’est bien la preuve que du point de vue de la sélection naturelle… ce n’est pas le vagin qui fait la femelle. C’est d’autant plus complexe dans un contexte de changement environnemental, et nous sommes justement dans un tel contexte. L’idéal d’après la sélection naturelle n’est connu que de la sélection naturelle2.

Bon. Quel critère, donc ? Et bien, je dirai que cela dépends des objectifs du travail scientifique que l’on effectue, et comme n’importe quelle variable que l’on étudie, de la manière dont on veut utiliser les résultats par la suite. Déjà, j’ai totalement occulté la catégorisation biologique du sexe que moi, j’ai apprise a l’université, en filière « biologie des organismes ». Mais qui est peu connue du commun des mortels. D’après cette définition, chez une espèce sexuée, la femelle est l’individu qui produit les gros gamètes (chez l’humain, l’ovule), et le mâle celui qui produit les petits gamètes (chez l’humain, les spermatozoïdes). Cette définition a l’avantage d’être applicable à l’ensemble des espèces sexuées, des plantes à fleur aux gallinacées, c’est-à-dire les poules (même si ces espèces ne font pas l’algèbre et n’ont ni chromosomes X ni chromosome Y). Cette ligne de scission là est assez intéressante en biologie des organismes, parce qu’elle forme une sorte de repère autour duquel on peut étudier l’évolution de l’investissement parental. Cependant, il serait utile de se demander si cette définition serait la meilleure à adopter, par exemple en médecine, où l’on voit poindre depuis peu un appel a effectuer une médecine « sexuée », c’est-a-dire qui prenne en compte les différences entre « sexes ». On s’en doute, on ne parle pas ici de la différence entre ceux qui produisent des petits ou des gros gamètes. Même s’il y a des chances que ce soit un peu corrélé. L’idée ici est plutôt que le risque d’avoir une maladie, pour une personne, pourrait dépendre de ses organes, ses hormones, sa physiologie, etc. Or… question, quel est le critère de définition du sexe qui permettra le mieux de prendre en compte ces effets? Par exemple, une femme qui souffre d’hyperplasie congénitale (une condition virilisante) a t’elle une physiologie plus proche de celle des individus qui comme elle sont XX, ou plus proche des individus XY? J’ai envie de dire : pour certaines maladies, c’est les productions hormonales qui moduleront les risques. Mais pour d’autres, c’est uniquement le comportement en société qui sera important (parce que modulant l’exposition aux facteurs de risque). Pour d’autres encore, ce sera une combinaison de facteurs physiologiques et de facteurs d’exposition, qu’il faudra prendre en compte pour mesurer le risque d’un individu. Ainsi, des travaux en médecine qui se limiteraient, par exemple, a l’état civil pour classifier les individus étudiés comme homme ou femme pourraient bien passer a côté des variables réellement intéressantes. Le sexe n’est en fait qu’un proxi (un indicateur indirect), et mener des études en éclatant la variable sexe en variables organes génitaux, taux hormonaux, identification de genre, etc., serait au final beaucoup plus informatif, et permettrait d’utiliser les résultats de manière beaucoup plus directe et précise, même pour les personnes qui ne rentrent pas très bien dans les catégories mal définies d’ « homme » et « femme ».

Alors certes, ça implique beaucoup plus d’efforts, surtout que ces variables sont fortement corrélées (il va falloir stratifier… donc augmenter les tailles d’échantillon… donc augmenter les budgets). Mais c’est un peu comme quand on s’est rendu compte que l’on ne pouvait pas se contenter d’utiliser les mâles comme modèles d’étude (ce que l’on faisait parce que le mâle, c’était l’humain par défaut, n’est ce pas). En faisant cela, on perdait énormément en informations. On définissait une symptomatologie non applicable aux femmes (infarctus) et on a mis du temps à réaliser que les doses efficaces des médicaments étaient différentes, également. En parlant de l’importance de faire une médecine différenciée ‘par sexe’, sans même préciser quelles catégories de sexe on parle, comme si cela allait de soit, on considère en fait que les hommes et les femmes sont les deux types d’humains par défaut, et que ce qui en sort est anormal. Le risque que je vois poindre, moi qui enseigne les statistiques en formation continue en santé publique, c’est que les personnes qui ne rentrent pas dans ces boites normatives seront carrément exclues des études… pour ne pas « compliquer les choses» ou « brouiller le signal » ! On est en train de reproduire exactement la même erreur, à une nouvelle échelle : on perd en informations, et des personnes seront lésées. Et ces personnes ne sont pas seulement les personnes trans et intersexuées. Il y a pléthore de femmes et d’hommes qui s’éloignent de la moyenne des individus qui ont le même caryotype qu’eux, pour se rapprocher de la moyenne de ceux qui ont « l’autre » caryotype (et pour ceux-là, une médecine indifférenciée est en l’état actuel des choses plus bénéfique).

Au final, de la même manière que l’astronomie n’a plus besoin du concept de planète, il est bien possible que la médecine n’ait plus besoin du concept de « sexe ». Et qu’à la place, elle ait besoin de se demander un peu plus… quelles sont les variables ou proxi sensibles et spécifiques qui sauveront le plus efficacement (et équitablement) des vies3.

Remerciements

Merci à  Clément, Thomas Del, Sylvain, Nathanaël, Camille et tous les autres, pour les échanges et discussions, les opportunités crées pour les échanges et discussion, et leurs encouragements. Et même merci à Peggy Sastre, qui bien qu’elle ne fasse pas l’unanimité, est celle dont les articles ont initié ces réflexions chez moi (Y a des gens qui sont pas cités ici mais le seront dans le prochain billet 😉 ).

Notes

1. On notera que le « n’est pas raisonnable » est un appel au bon sens, qui est un argument fallacieux.
2. Oui, en vrai, il y a des méthode pour savoir, je sais, mais ceux qui le savent, savent aussi que si on veut mesurer ça pour définir les sexes, ça va être coton.
3. J’ai conscience que dans une situation d’urgence, le proxi apparence physique est plus facile à mesurer que le proxi niveau de testostérone. Cependant, hors situations d’urgence, ça mérite vraiment réflexion. On n’est pas obligé d’exclure la variable agrégée qu’est le sexe des analyses, mais dans ce cas, il faut vraiment explicitement en définir les contours, notamment les critères d’inclusion et d’exclusion, et pour des raisons évidentes d’équitabilité face aux soins il faut que les catégories définies soient exhaustives c’est à dire que tout individu soit dans l’une des catégories définies.

Article originellement publié le 11 nov. 2017, republié le 10 mars 2018 suite à migration du site.

Société

Société #1 Le sexe comme construction sociale

J’ai créé ce blog d’abord pour stocker et partager facilement des ‘explications’ de trucs que je donne souvent. Il manquait une section un peu plus politique, qui fasse le lien entre l’éclairage entre ce que dit la science, et ce que la société doit en faire. J’ouvre cette section aujourd’hui avec ce texte sur la déconstruction du concept qu’est le sexe.

Ceci en écho à l’article de l’Epervier définissant la construction sociale, et qui mérite d’être lu : https://blogepervier.wordpress.com/2017/11/06/je-suis-presque-trentenaire-et-je-suis-blanc/

Le sexe comme construction sociale

Chez l’humain, on définit deux groupes, hommes et femmes. On considère généralement ces deux catégories comme allant de soi, on sait qui sont les ‘hommes’, qui sont les ‘femmes’. Mais quels sont les critères qui définissent ces catégories? Lorsqu’on pose la question, certains répondent « les chromosomes, les femmes sont XX et les hommes sont XY », quand d’autres répondent « les organes reproducteurs, les hommes ont un pénis et les femmes, une vulve » (bon, en vrai, les gens ne connaissent pas le nom de l’équivalent du pénis chez la femelle humaine, ils diront vagin ou utérus, qui sont des organes encore différents… mais… bref). Si on disait « mais encore » On pourrait continuer encore longtemps, sur les critères qui définissent ces catégories dans l’imaginaire collectif, et on verrait passer tous les stéréotypes, selon les uns ou les autres: les femmes ont deux chromosomes X, une vulve, un vagin, des ovaires, sont attirées par les hommes, sont douces, sont empathiques, aiment la mode, aiment s’occuper des autres, etc. Je n’irai pas jusqu’à dire aiment le rose et ont les cheveux longs. Quoi que… chacun de ces critères ont en commun d’être utilisés par des individus divers et variés pour rejeter la qualification de « vraie femme » en parlant d’une personne qui ne vérifierait pas l’un d’eux. Il y a bien évidemment des critères également pour le groupe « homme » : les hommes sont XY, ont un pénis, des poils, sont attirés par les femmes, sont forts, sont désorganisés, sont pas doués pour s’occuper des autres, ne se préoccupent pas de leur apparence, ont les cheveux court, aiment le bleu, etc. Là encore, qu’un seul de ces critères ne soit pas respecté et d’aucun diront qu’untel « n’est pas un vrai homme ». Il n’y a donc pas un seul critère unique et arrêté, pour définir les deux groupes. Certains se limiteront à des critères « physiologiques » (le caryotype, les organes sexuels), d’autres élargiront aux autres critères cités. D’autres encore rejetterons le caryotype et les organes pour ne retenir d’autres caractéristiques, ou que le fait de s’identifier comme homme ou femme, qui définit ce qu’on appelle aussi le genre.

Que faire, donc, des exceptions aux critères? Créer un autre groupe? De nombreux autres groupes? Faisons un peu le tour de ces dernières, déjà. Le caryotype semble être, du point de vue de la biologie, ce qui va « déterminer » le reste, au moins en partie (je publierai un autre article sur les déterminismes, lisez celui ci comme un simple exploration conceptuelle).  Il y a des personnes de caryotype X0, YXX, YXXX, etc. Mais ces personnes sont considérées comme mâles en présence d’un Y, femelle en son absence. C’est beaucoup plus intéressant de regarder les cas de figure où il y a des mutations ponctuelles qui rompent la cascade des déterminismes (quels qu’ils soient). Si c’est très en amont dans la cascade, comme une mutation du récepteur de la testostérone, ça donne par exemple une personne XY avec un phénotype « femme ». Cette mutation est plutôt rare. Mais il y a plein d’autres « mutations », à tous les niveaux de la cascade. Quelles sont les conséquences de ces dernières? Probablement tout un tas de petites variations qui font s’écarter les individus de ce qu’on peut se représenter comme un homme typique, ou une femme typique. Par exemple, un homme typique est plus grand qu’une femme typique. Mais des variations génétiques font que certains hommes sont quand même plus petits que certaines femmes. En fait, on peut imaginer que pour ce qui est « en bas » de la cascade, on va se retrouver avec des fréquences énormes de certains variants génétiques et phénotypiques, ce qui conduit à un recouvrement très important des distributions mâles/femelles pour certains traits, même si « en moyenne » on voit qu’il y a des différences (ces moyennes pourraient servir à définir ce qu’on appelle homme et femme typiques, si on veut)(Cf cet autre article du blogpour comprendre ce qu’on entend par recouvrement et différences moyennes).

Typiquement on peut imaginer que (je prends des chiffres au pif, pour l’exemple) « les petites filles sont naturellement plus attirées par les bébés ». En moyenne. Ça pourrait être un des traits déterminés par la cascade. Mais avec une mutation qui se retrouve à une fréquence telle qu’en fait si on regarde, quand on prends une petite XX et un petit XY au hasard, on n’a que 51% de chances que la petite XX soit plus attirée par les bébés que le petit XY. En cela, on a tous des ‘anomalies’ sur au moins un trait qui est à déterminisme sexuel. Les personnes XX sont plus petites que les XY. Pour autant, considère t’on qu’être grande (au féminin pour grande personne) quand on est XX est une anomalie? Qu’être petite quand on est XY est une anomalie? Non, on considère que ça fait juste partie des variations possibles entre les individus (surtout qu’en plus si on regarde à l’échelle mondiale, on se rend compte que la variable sexe joue peut être moins que la variable origine géographique), et du coup on écarte même la taille comme une caractéristique sexuelle : si je demande si la taille défini le sexe on va me répondre non, alors que si je demande si les parties génitales définissent le sexe, on va me répondre oui, la plupart du temps.

Ce qu’il est intéressant de noter au final, c’est que tout ça, c’est un truc continu. Il n’y a pas de frontière nette entre ce qui est « une caractéristique sexuelle », et ce qui ne l’est pas. On considère arbitrairement que telle caractéristique n’est plus un critère de définition du sexe quand la superposition des distributions devient trop évidente. Et c’est totalement arbitraire également de dire que pour ce qu’on a retenu comme étant une caractéristique liée au sexe — parce que la superposition des distributions était suffisamment faible à notre appréciation totalement subjective (comme les organes génitaux), et bien ce qui sort de la règle établie (XX=vagin, XY= pénis par exemple) est une anomalie. Ce n’est une anomalie que parce qu’on a fixé arbitrairement un seuil de rareté quelque part selon lequel « c’est assez rare donc c’est une anomalie / c’est pas si rare donc c’est une variation normale ».

distribs
                                        Distributions avec plus ou moins de recouvrement

Ainsi, est-ce que 2% de parties génitales ambiguës, c’est assez faible pour être une anomalie? Ou bien est ce 10%? Quel est le % à partir duquel on pourrait dire que ce n’est plus une anomalie, mais une simple variation parmi d’autres? Par exemple, la pilosité faciale chez les femmes, on dira que c’est une anomalie. Mais si on regarde les données, ça va jusqu’à 20% de femmes qui doivent se raser les poils du menton. Est ce encore une anomalie, ou est ce que c’est notre perception sociale du fait que les femmes ne doivent pas avoir des poils au menton, qui fait que cette caractéristique est perçue comme une anomalie? Ou encore, est-ce que ce n’est pas notre construction sociale de ce que sont les sexes (de « ce qu’ils doivent être »), qui nous fait percevoir telle chose comme une anomalie, et telle autre comme une simple variation? Lorsque j’étais en thèse, quelqu’un disait que les filles ne sont pas faites pour les maths. Face à mon indignation et celle d’une amie, la réplique à cinglé « oui mais vous ce n’est pas pareil, vous n’êtes pas des vraies filles». Il y avait donc toute une dimension tautologique, finalement : les filles n’aiment pas les maths, et les filles qui aiment les maths ne sont en fait pas des filles.

On commence à percevoir le lien entre l’analyse des concepts, et la politique. Ce qu’on remarque, c’est que la science établi des concepts, mais qu’insidieusement, ces définitions, qui ne devraient être que descriptives, prennent une dimension normative. Là, où c’est intéressant, c’est lorsqu’on se rend compte que certaines des différences moyennes entre les sexes ne sont pas intégrées dans les critères de définition de ce que sont sensés être les sexes, et par conséquent, qu’elles ne prennent pas cette dimension normative. On a parlé de la taille, qui n’est pas considérée comme un critère de définition des sexes, contrairement à un certain nombre d’autres traits qu’on a listés. Qu’est ce qui fait que la taille n’est pas intégrée comme critère de définition du sexe? Probablement, le fait qu’à la fois, ce trait saute aux yeux, quand on voit une personne, on connait tout de suite sa taille, associé au fait que les variations de taille sont assez importantes pour que le fait que ce critère n’est pas corrélé de manière binaire aux sexes saute lui aussi aux yeux. Il n’est pas possible de glisser subrepticement d’un lien descriptif à un lien normatif entre la taille et le sexe (les femmes sont plus petites que les hommes -> les femmes doivent être plus petites que les hommes), parce que l’évidence nous rappelle tous les jours que ce normatif n’a pas lieu d’être.

Par ailleurs, le glissement du descriptif au normatif, chez les matérialistes, se fait souvent par l’identification de ce que sélectionne(-rait) la sélection naturelle. La taille est peut être l’objet d’une sélection naturelle différente selon les sexes, mais c’est un trait qui est sous un tas d’autres pressions de sélection, qui d’ailleurs ne sont pas homogènes géographiquement (les sahéliens sont longs et effilés, et les habitants de forêt sont plus trapus), et on constate aussi assez bien que c’est un trait qui est fortement influencé par des déterminismes non génétiques, comme l’alimentation. Il paraitrait absurde, de ce fait, de ne chercher à expliquer la taille des gens que par une sélection sexuelle différente chez « les hommes » et « les femmes », et donc d’utiliser la sélection naturelle comme argument pour dire qu’il est « normal » (et donc, implicitement, fatal… voir… souhaitable) que les hommes soient plus grands que les femmes. Pour d’autres traits, mais comportementaux, comme typiquement, le ‘care’ (se préoccuper et s’occuper d’autrui), quand on y réfléchi, il y a pas mal de chances que ce soit un peu comme la taille. Que ça varie géographiquement, et qu’il y ait plein de déterminismes environnementaux. Qu’il y ait vraiment beaucoup d’hommes plus doués pour le care que vraiment beaucoup de femmes. Que d’ailleurs, même des personnes pas très douées pour le care a priori, puissent s’occuper très bien d’autrui, de la même manière qu’il y a des gens petits qui jouent très bien au basket. Mais comme le care ça « se voit pas » aussi facilement que la taille, comme ça se mesure pas, et  comme on a des préconceptions liées aux mythes traditionnels conservateurs (rôles sociaux attribués de manière binaire), et bien on considère volontiers le care comme une caractéristique « féminine ». Une caractéristique qui définit le féminin, et pour laquelle un écart à l’attendu ne serait pas… « fit ». Pas adapté. Pas souhaitable donc. Il y a des gens (en évopsy) qui font des modèles explicatifs de la tendance des femmes à s’occuper d’autrui en focalisant uniquement sur la variation entre sexes, et en y cherchant des explications évolutives enracinées dans les rôles supposés de nos ancêtres mâles et femelles dans les soins aux jeunes. Sans même se demander si ces optimums supposés ont pu être totalement différents d’un bout à l’autre de la planète, selon les structures sociales et les contraintes environnementales, par exemple1. Ou si, vu que nous sommes désormais des populations mélangées, et que notre environnement à changé, nos comportements actuels reflètent en quoi que ce soit l’optimum qui était sélectionné chez nos ancêtres, ou un quelconque optimum actuel. Pourquoi ne pas imaginer que la même chose puisse se produire avec toute caractéristique stéréotypiquement associée à un sexe ou à un autre ? Ces questions resteront ouvertes, car le but n’est pas tant d’y répondre que de montrer en quoi la manière dont on se représente les sexe vont amener à se poser certaines questions, et pas d’autres.

Car ce qui est intéressant, une fois qu’on a compris ce concept de construction sociale, c’est vraiment d’effectuer cette « déconstruction» qui consiste à s’interroger sur la manière dont dont on défini les choses, bien qu’elle puisse paraître a priori évidente, est enracinée dans une histoire et des conceptions traditionnelles, ce qui oriente nos façons de penser le monde, de le questionner, de penser le normal et l’anormal, de penser, par conséquent, les problèmes, et surtout, évidemment, de penser les solutions. Car une fois qu’on a déconstruit le sexe, par exemple, on ne pense plus ce qui sort de la définition typique qu’on fait des hommes et des femmes comme des anomalies… et on peut enfin commencer à respecter tous les individus, qui, de fait, représentent juste la diversité à partir de laquelle l’humain du futur pourra évoluer.

Notes
1. On m’a fait remarquer que je fais une généralisation abusive, car l’évopsy fait justement un effort de chercher des patterns qu’on retrouve de manière universelle à l’échelle de la planète. Ce que je cherche à montrer ici, c’est surtout que la manière dont on catégorise (discrétise, si on veut) certains traits qu’on étudie fait perdre une énorme quantité d’information, surtout en termes de variance, et peut donner une impression trompeuse qu’un pattern est plus tranché qu’il ne l’est réellement. Typiquement, on pourrait chercher à voir dans plein de pays différents si les femmes (définies par l’état civil) on une meilleure habilité au care que les hommes (je passe sur toute les interprétations qu’on pourrait faire de cette « prédictions »), et trouver que c’est le cas dans chaque pays, ce qui fait que si on fait une revue de littérature, on aura un pattern avec zéro exception, qui semblera magnifiquement confirmer l’attendu. Sauf que, si on avait mesuré un trait continu (avec par exemple un proxi comme le taux comme les taux d’ocytocine, mais même là, ce ne serait pas totalement satisfaisant car ce n’est qu’un proxi), et qu’à la place d’une revue de littérature on aggrégeait les données pour faire une analyse de variance, peut être qu’on trouverait que l’effet du sexe (ie la part de variance attribuable au sexe) est bien inférieure à ce qu’on aurait cru. En gros, la tête des données dont on dispose pour l’habileté au care, du simple fait de la nature de cette variable, n’a rien à voir avec les données dont on dispose pour par exemple, la taille, ce qui rend difficile de relativiser les résultats au vu de la variance liée à d’autres variables. Et là, du coup, ça relativiserait énormément le résultat. J’ai pu trouver un exemple où justement, l’evopsy est tombé dans ce piège, considérer qu’un pattern supporte fortement son hypothèse adaptative, alors qu’une méta-analyse permet de constater qu’en réalité, la variance inter-société est assez élevée, ce qui conduit à relativiser le résultat (là c’est pour les ‘mate preferences’) : The origins of sex differences in human behavior: Evolved dispositions versus social roles (y avait pas grand chose sur le care, mais j’ai peut être pas cherché avec les bons mots clef, je suis preneuse s’il y a des méta-analyses de ce type sur le sujet).

Article originellement publié le 6 nov. 2017, republié le 10 mars 2018 suite à migration du site.

Débats de spécialistes

Débats #1 Hasard et déterminisme en biologie de l’évolution

J’ai une question : pourquoi insiste t’on, aujourd’hui, autant sur la place du hasard lorsque l’on vulgarise l’évolution ? Qu’est ce que cela veut dire lorsque l’on dit : « la direction que prend l’évolution est déterminée par le hasard» ou « le hasard joue un rôle important en évolution» ? Avant d’y répondre, réfléchissons un peu sur la notion de hasard.

Dans le langage courant, on oppose souvent hasard et déterminisme : ce qui n’est pas « déterminé » a lieu « par hasard». C’est logique après tout : lorsque la probabilité d’avoir un événement donné est de 1 (par exemple la probabilité d’avoir 3 avec un dé 6 faces est de 1 si pour l’obtenir je pose le dé sur la face opposée), on est surs du résultat, « il n’y a pas d’alternative possible», le résultat est déterminé. De cela découle que plus la probabilité d’un événement est faible, plus on à le sentiment de s’éloigner du déterminisme, et plus on a envie de dire qu’il est « dû au hasard» (en accord avec la théorie de l’information, voir e.g. Gauvrit, 2014). Pour illustrer, lorsque vous croiserez votre voisin de pallier sur votre lieu de vacances, vous vous exclamerez assez probablement « ça alors, quel hasard! ».

Si on prend les définitions de ces deux mots, le déterminisme est-il réellement le contraire du hasard ? D’après le Larousse en ligne :

Déterminisme : 1. Théorie philosophique selon laquelle les phénomènes naturels et les faits humains sont causés par leurs antécédents. 2. Enchaînement de cause à effet entre deux ou plusieurs phénomènes.

Si on s’en tient à cette définition, est déterminé ce qui a une cause. Est-ce que le hasard est défini comme étant ce qui n’a pas de cause ?

Hasard : 1. Puissance considérée comme la cause d’événements apparemment fortuits ou inexplicables : Rien n’a été laissé au hasard. 2. Circonstance de caractère imprévu ou imprévisible dont les effets peuvent être favorables ou défavorables pour quelqu’un : C’est un pur hasard que vous m’ayez trouvé chez moi à cette heure.

D’après cette définition, on parle effectivement de hasard pour des événements qui n’ont apparemment pas de cause. Et j’ai mis ce apparemment en italique, car c’est une subtilité qui fait toute la différence : on parle de hasard pour les événements dont la cause n’est pas évidente. Pas seulement pour des évènements qui n’ont pas de cause. Le déterminisme n’est donc pas le contraire du hasard.Prenons un exemple. Si je jette un dé équilibré à six faces, il tombera sur l’une des six faces avec une probabilité égale (1/6e). C’est typiquement du hasard. Pourtant, les processus qui déterminent la face sur laquelle le dé va tomber sont du domaine de la physique : vitesse initiale, sens du jet, gravité, obstacles et réactions aux obstacles. Tout est déterminé dès l’instant où le dé est jeté, même si je ne connais pas l’issu du jet tant que le dé ne s’est pas arrêté de bouger. En réalité, ce que l’on défini la plupart du temps comme étant le « hasard » n’est donc rien de plus que notre « incapacité à prédire » quel événement a la probabilité 1 une fois que le jet est lancé.

A cause de cela, la probabilité d’un événement n’est pas quelque chose d’absolu, mais en réalité, est totalement relative : elle change lorsque l’on a plus d’informations pour la prédire. Reprenons l’exemple d’un lancé de dé. Je vous demande : « Quelle est la probabilité que le dé tombe sur le chiffre 3» ? Réfléchissez.

Ok. Vous avez bien réfléchi ? La grande et immense majorité d’entre vous aura répondu 1/6e. Maintenant je vous donne une information supplémentaire : mon dé a six faces certes, mais il est particulier : chaque face est en double (deux 1, deux 2, deux 3). La probabilité devient 1/3. Vous allez me dire que je triche… mais allons plus loin. Vous avez considéré comme acquis que le dé que j’ai lancé avait 6 faces, alors que je n’ai rien précisé. Vous avez considéré comme très très probable (en fait, vous avez estimé une probabilité=1) que je parle d’un dé six-face classique et équilibré, car c’est le type de dé qu’on utilise « en général». Sans y penser, vous avez calculé une probabilité conditionnelle, celle d’obtenir 3  « sachant que » le dé lancé est un dé six faces classique.

Les philosophes des sciences définissent deux types de hasard : le hasard subjectif est celui du lancé de dé : l’imprédictibilité n’est pas dû à l’absence de cause, mais à notre incapacité à les mesurer. Le hasard objectif serait un véritable hasard, un hasard dans lequel des événements ont lieu sans être précédés d’une cause. J’ai eu beau chercher, je n’ai trouvé aucun exemple dans lequel il puisse y avoir de hasard objectif, un hasard derrière lequel ne se cache aucun déterminisme (à ce sujet, voir mon article publié dans Plume ! Hasard et déterminisme: VDM.). La seule piste que j’ai, c’est la physique quantique, que (pour être franche) je ne comprends pas trop. Mais de ce que j’en ai compris, s’il y a vraiment du hasard, ça se joue à l’échelle des particules indivisibles.

En biologie de l’évolution, ce n’est pas à cette échelle là que l’on travaille. En biologie de l’évolution, on travaille à des échelles qui vont de la molécule (l’ADN notamment, qui subit les mutations) à l’écosystème (cadre de la sélection). Souvent, quand on parle de hasard en évolution, on pense à la mutation et à la dérive. Lorsque je me représente le processus de réplication, je le vois comme une grosse machine qui fait un truc « en série» (comme une chaîne de montage avec des robots aveugles). La mutation / l’erreur se produit à cause d’un événement imprévisible (exemple : la pièce qui doit être traitée par la machine est un peu décalé sur le tapis, ou bien une mouche vient se mettre entre le marteau et l’enclume). Mais cet événement imprévisible se produit lui-même à cause de toute une succession d’événements auxquels on n’a pas assisté, il y a eu enchaînement de cause à effet, comme pour le jet de dé.  La mutation est un évènement déterminé. Je pourrais tenir le même raisonnement pour la dérive : telle gazelle avait de supers bons gènes pour échapper aux prédateurs. Mais pas de bol, elle naît au milieu d’un marécage que sa mère traversait au moment que la jeune gazelle a choisi pour naître, et « elle n’ira pas plus loin ». La succession des événements qui a fait que la mère est au milieu du marécage à ce moment là, ou qui à fait que c’est à ce moment précis que naît la gazelle, nous ne la connaissons pas, mais elle fait de l’élimination de ces gènes (événement que l’on peut classer dans la catégorie dérive) un événement déterminé lui aussi. Ces événements sont trop imprévisibles pour que nous les décrivions dans les modèles par des processus déterministes ; alors nous les représentons par des processus stochastiques, mais cela ne les rend pas moins déterminés, en réalité.

Je vous vois venir, vous allez me dire : oui, mais on dit que mutation et dérive sont dues au hasard par opposition à la sélection, qui elle est prédictible. La sélection est prédictible à un temps t, à un endroit t, oui. Si on veut élargir un peu la plage de temps, on peut dire qu’à l’échelle d’une vie humaine, à la limite la sélection est prévisible. Mais qui peut dire quelles seront les pressions de sélection dans des milliers, ou des millions d’années ? Nous ne pouvons pas le prédire. C’est bien pourquoi nous parlons de « contingence». Donc même pour la sélection naturelle, il y a une « part de hasard ».

Le hasard que l’on trouve en évolution est un hasard subjectif (Gayon, 2005), donc une notion anthropocentrée. Ce concept ne défini que notre incapacité à prédire la succession des événements. Si nous étions omniscients, nous ne ferions pas une classification des processus évolutifs selon qu’ils sont ou non « aléatoires». Cette classification n’a de sens que pratique, car elle nous permet de modéliser l’évolution (et encore, en général, on ne modélise même pas la mutation comme un processus stochastique, seulement la dérive, preuve que cette classification est vraiment subjective).

Alors voici à nouveau ma question : pourquoi insiste t’on, aujourd’hui, autant sur la place du hasard lorsque l’on vulgarise l’évolution ? Qu’est ce que cela veut dire lorsque l’on dit : « la direction que prend l’évolution est déterminée par le hasard» ? Faisons un raisonnement par l’absurde. Si l’on prend la définition littérale du hasard, cela ne signifie qu’une chose : « la direction que prend l’évolution est imprédictible». Pourquoi cherche t’on à ce point à insister sur cet imprédictibilité ? En quoi cela pourrait-il améliorer la compréhension que le grand public à de l’évolution ? Si je prend l’exemple de la physique du mouvement (je lance une balle et cherche à prédire sa trajectoire), est-ce que je vais insister sur les processus stochastiques (par exemple les coups de vents) et dire qu’ils sont plus importants que la gravité pour faire comprendre au grand public le phénomène ? Pourquoi le ferais-je ? Pourquoi insister sur ce que l’on ne comprend pas au lieu d’insister sur ce que l’on comprend ? A l’évidence, ce n’est pas cela que l’on veut dire quand on dit que « la direction que prend l’évolution est déterminée par le hasard». Alors, que veut-on dire ?

Il y a deux messages différents dans cette insistance sur le hasard. Voici le premier : lorsque les évolutionnistes vulgarisent l’évolution, et disent « la direction que prend l’évolution est due au hasard», ce n’est pas le mot hasard avec sa définition littérale qu’ils utilisent, mais le mot hasard du «langage courant ». Le hasard que l’on oppose au déterminisme. Plus, précisément, le hasard que l’on oppose au déterminisme divin. Ce qu’ils veulent dire, en réalité c’est que ce n’est pas Dieu qui gouverne l’évolution. Le problème, c’est que finalement, c’est ambigu et contre productif. C’est ambigu, car puisque la 2e interprétation possible de « la direction que prend l’évolution est déterminée par le hasard» est que « la direction que prend l’évolution est imprédictible», les tenants du créationnisme pourraient très bien s’en servir pour dire que les évolutionnistes admettent eux-mêmes qu’ils ne peuvent pas tout expliquer et ne savent pas ce qui détermine réellement les mutations (et ils le font d’ailleurs, ils luttent contre l’évolution avec ce message « vous voyez bien qu’on a pas pu évoluer par hasard »).

Voici le second message : en ce qui concerne les mutations, lorsque l’on dit qu’elles ont lieu par hasard, on peut vouloir dire que la probabilité qu’elles se produisent est indépendante des conditions de sélection (Gayon, 2005). Dans ce cas, c’est en réalité une forme de hasard que l’on appelle « coïncidence» qui intervient : la rencontre de deux évènements qui ont chacun leurs propres causes. Ce qui est certain, c’est que le grand public, lorsqu’il entend ou lit que les mutations sont dues au hasard sans plus d’explication, ne peut pas comprendre que c’est cette forme de hasard là qui intervient. Certains diront que dans ce cas, il suffit d’expliquer. Mais il faut savoir une chose en vulgarisation, c’est que de chaque action de vulgarisation le récipiendaire ne retient qu’un take-home message. Et lorsqu’il sera amené à discuter d’évolution lors des repas de famille, c’est ce take-home message qu’il aura retenu, pas toutes les explications compliquées qui allaient avec. C’est la raison pour laquelle nous faisons déjà tant d’efforts pour éviter les formulations téléologiques (« les oiseaux volent parce qu’ils ont des ailes») ou anthropocentrées: nous, nous savons ce qu’il y a derrière ces formulations, mais nous savons également que le grand public s’y embourbe.

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Voici le take-home message de cet article : je que l’on devrait utiliser le mot hasard avec plus de parcimonie lorsque l’on vulgarise l’évolution, et toujours le faire en sachant exactement ce que l’on met derrière. Que l’on devrait s’imposer la même rigueur lorsque l’on utilise le mot hasard que lorsque l’on utilise les explications téléologiques. Je pense que l’on devrait cesser d’insister sur ce qui porte à confusion, et se concentrer sur ce qui est clair et limpide. En l’occurrence, rien ne nous oblige à utiliser le mot hasard à la place des mots « mutation » et « dérive», alors demandons nous pourquoi on le fait, et si ça nous permet vraiment d’atteindre nos objectifs en termes de vulgarisation de l’évolution.

Aurélie

Références

Gauvrit, N. Conceptions du hasard et biais probabilistes chez des enseignants du second degré: effet d’une formation courte. Statistique et Enseignement 4.2 (2014): 53-66.

Gayon, J. Évolution et hasard. Laval Théologique Philos. 61, 527 (2005).

Article originellement publié le 8 avril 2015, republié le 10 mars 2018 suite à migration du site.
Méthodes

Méthodes #2 Lecture critique d’un article scientifique

Ce post un peu technique est la retranscription d’une partie d’un cours que je dispense. J’ai pensé utile de le mettre là, ça peut toujours servir.

L’objectif de ce cours est de gérer sa bibliographie. C’est à dire d’apprendre à:
-Rechercher les articles pertinents ;
-Créer sa base de données d’articles ;
-Se procurer les documents ;
-Organiser/archiver ses documents ;
-Lire les documents scientifiques ;
-Insérer les références dans un document scientifique.

Je vous présente juste la partie « Lire les documents scientifiques ».

Let’s start.

1- Prélecture

Au moment où l’on fait sa recherche bibliographique (quand on cherche des articles à partir de mots clefs dans Google Scholar ou un autre moteur de recherche), il est utile de faire une prélecture. Bien sûr, vous lisez les titres. Si un titre indique que l’article est connexe à votre thématique de travail, on lira en général l’abstract. On importera alors dans sa base de données biblio toutes les notices d’articles qu’on pense pertinent pour sa thématique de recherche.

A ce stade, deux possibilités:

– L’article semble très pertinent. On le met de coté pour une lecture critique (moi, en général, je l’imprime pour ne pas oublier)

– L’article semble plus ou moins pertinent. On peut en faire une lecture en diagonale, sur l’écran, pour mieux se rendre compte. Après la lecture en diagonale, soit on pense qu’il va falloir approfondir, on peut mettre de côté pour une lecture critique, soit on pense que l’article n’est que moyennement pertinent… on peut laisser (on l’a dans la base de données de toutes manières si on veut y revenir plus tard).

 

Notez que tout article cité dans un document scientifique doit avoir été lu. Quand on dit lu, ça veut dire qu’il faut que vous ayez vérifié que l’article dit bien ce que vous avancez (se reposer sur la citation d’autrui présente le risque que le propos soit déformé d’une citation à une autre). Mais ça veut également dire que vous devez vous assurer que la citation supporte le « fait» que vous avancez. Si vous dites « le remède X soigne le cancer (citation de X)» alors que les méthodes de l’article que vous citez vous paraissent ubuesques, le fait n’est pas démontré… et n’est donc plus un fait. Le chercheur à un rôle à jouer dans la « sélection naturelle» des articles qui permettent d’établir des faits et de faire avancer sa thématique.  D’où l’importance de la lecture critique.

 

2- Lecture critique

Une lecture critique demande un peu de temps, et de la concentration. Ça vaut le coup de se mettre à l’aise, de diminuer les interruptions (imprimer, ça aide, ça limite les notifications informatiques diverses…), et de prendre un stylo et un surligneur.

Pour faire une bonne lecture critique et active (et non pas une lecture passive au bout de laquelle on se demande trop souvent «mais, ça dit quoi en fait ??? »), il faut deux choses: (i) bien comprendre comment est structuré un article scientifique, et (ii) se poser des questions au fur et à mesure de la lecture.

En ce qui concerne la structure, le format qu’on rencontre le plus généralement, c’est le format IMRED. IMRED pour Introduction, Matériels et méthodes, REsultats, Discussion. Mais ensuite, à l’intérieur de chaque section, il y a également une structure assez constante d’un article à un autre. Nous allons faire un exemple pratique de lecture critique sur cet article, qui présente l’avantage d’être en français :

  IlluArticle

Vous pouvez le télécharger à ce lien.

a)      Introduction

Une introduction est sectionable en trois parties. Le début d’une introduction donne le contexte, ce qui a déjà été publié sur le sujet abordé par l’étude (revue de littérature). Le format de ce début d’introduction est  en «  entonnoir», c’est-à-dire qu’on va du plus général au plus spécifique.

Le contexte prend un général pas mal de place et de paragraphes. Au fur et à mesure que sont présentés les travaux antérieurs, le lecteur est amené progressivement à ce que ces travaux antérieurs n’ont pas abordé, pas étudié. C’est la seconde partie, le « gap». Gap signifiant « fossé».

Une fois le gap identifié, le lecteur est amené à ce que l’étude va aborder (logiquement, quelque chose qui n’a pas encore été étudié). Cette 3e et dernière partie, c’est la problématique.

 

On identifie clairement ces 3 parties dans l’article qui nous intéresse :

 Intro

En ce qui concerne la 1ere partie (contexte), on voit très bien, également, que la 1ere phrase est très générale (« en général, on regarde des paramètres sanguin pour apprécier l’état de santé d’un animal »), quand la suite est plus spécifique (« chez le chien, les marqueurs les plus spécifiques sont ceci cela».

La seconde partie identifie le gap, en citant la littérature et en expliquant ses lacunes. En l’occurrence, il manque de données de référence pour évaluer l’état de santé des chiens « tout venant» agés.

Naturellement, la problématique de l’étude est donc de produire de telles données.

 

A ce stade, et avant d’aborder la section suivante, il convient de se poser quelques questions :

–          Ai-je bien compris la problématique de l’étude ? (vous devez pouvoir la formuler mentalement en une phrase)

–         Si je devais faire cette étude moi-même, quelles méthodes est-ce que j’utiliserais ? Il est important de se poser cette question pour aborder la question suivante d’un œil critique.

Par exemple, j’imagine que je choisirais des chiens a priori en bonne santé (puisqu’on veut étudier des valeurs de référence, donc des valeurs applicables aux chiens en bonne santé), dont certains seront âgés, et d’autres plus jeunes, afin de les comparer et de voir si les chiens âgés ont des valeurs équivalentes aux chiens jeunes. On peut aussi réfléchir aux méthodes de prélèvement, aux méthodes statistiques qu’on utiliserait pour traiter les données, etc.

 

b)     Matériels et Méthodes

Nous pouvons donc aborder la lecture des M&M avec en tête la réponse aux questions précédentes. La section M&M contiendra différentes sections, qui pourront varier d’un type d’étude à un autre. Pour une étude transversale comme celle de l’article, il est classique de trouver une section qui décrit la méthode d’échantillonnage (section Animaux dans l’article), une section qui décrit les techniques de prélèvement des échantillons (section Prélèvements), une section qui décrit les méthodes de traitement des échantillons au laboratoire (section Analyse), et une méthode qui décrit les outils statistiques utilisés pour analyser les données (section Comparaison des résultats).

Au fur et à mesure de la lecture, l’objectif est de comparer les méthodes présentées avec celles que vous auriez mis en œuvre, vous, c’est-à-dire d’avoir une lecture critique. C’est également d’identifier la portée et les limites de l’étude (la portée d’une étude, c’est le contraire de ses limites, et c’est jusqu’à quel point on pourra généraliser ses résultats… exemple, si ses résultats sont « positifs  », l’étude de Briend-Marchal et al permettra-t’elle de penser que les chiens de grande race et âgés ont des paramètres différents des chiens de grande race mais jeunes?)

Vous pouvez lire la première section (Animaux).

SectionMM1

Effectivement, les chiens ont été sélectionnés de manière à être a priori en bonne santé. Bien sur, il y a des critères plus ou moins sensibles et plus ou moins spécifiques. Il est possible que des chiens porteurs de maladies qui n’affectent pas ces critères soient sélectionnés. Ce sera sans doute une limite de l’étude, mais on peut difficilement faire autrement. On a sélectionné des chiens de race petite ou moyenne (mais pas de race grande, car ils vivent moins longtemps et ont donc des classes d’âges différentes, c’était expliqué en introduction). Ainsi l’étude à une portée directe pour les chiens de race petite et moyenne,  mais sa portée n’est qu’indirect pour les chiens de race grande (i.e. on pourra tirer des indices pour les chiens de race grande si on fait l’hypothèse qu’ils vieillissent de la même manière). L’effectif total des chiens est de quelques dizaines. Sachant que les chiens sont de tous sexes et toutes races, il risque d’y avoir beaucoup de variabilité, et cet effectif risque donc d’être un peu faible pour avoir assez de puissance statistique (c-à-d pour détecter des différences significatives entre les paramètres s’il y en a). On verra ce que ça donne.

Vous pouvez lire la seconde section (Prélèvements).

SectionMM2

On a prélevé du sang chez tous les animaux. On fera l’hématogramme et la VS sur tous les échantillons, mais la fibrinogénémie seulement chez les 27 adultes et 26 chiens agés (plutôt que les 63). C’est aussi uniquement pour ce sous-groupe d’animaux que seront réalisés les dosages de protéines et l’éléctrophorèse. On ne comprend pas trop pourquoi ces mesures ne sont pas faites sur l’ensemble des animaux, mais soit. On garde cette information dans un coin.

Vous pouvez lire la 3e section (Analyses). Elle est longue et je ne suis pas biologiste moléculaire, donc je laisse les personnes qui ont les compétences nécessaires apprécier la pertinence des choix méthodologiques (a priori, il y a peu de chances que ces choix soient critiques, car ils correspondent à des analyses cliniques de routine).

Enfin, vous pouvez lire la 4e section (Comparaison des valeurs).

SectionMM3

On voit que finalement, bien qu’on ait parlé de prélevements de sang et d’analyses de laboratoire pour l’hémogramme, la VS, et la fibrinogénémie, on n’utilisera pas ces données, mais on comparera les valeurs des chiens âgés directement aux valeurs de références utilisées en clinique. On comprend que l’objectif initial était de comparer aux chiens adultes échantillonnés, mais qu’il y a dû avoir un problème avec les échantillons… ou les résultats, qui les a fait changer de méthode en cours de route. Ça pose un double problème. Premièrement, s’ils ont changé la méthodologie pour obtenir des résultats plutôt que d’autres, c’est du p-hacking (ça manque de rigueur scientifique). S’il y a eu un problème avec les échantillons, il convient de le signaler, pour écarter tout doute, et cette précision manque. Donc le doute subsiste. Deuxièmement, on ne sait pas comment ont été échantillonnés les chiens qui ont servi à établir les valeurs de référence. Avait-on utilisé les mêmes critères de bonne santé ? Dans le cas contraire, comment pourrait-on savoir, si on observe une différence entre chiens adultes, et chiens âgés, si cette différence est due à l’âge, ou si elle est due à des critères d’échantillonnage différents ? On ne pourra pas. Peut-être que la méthode de sélection des chiens était la même, mais ce n’est pas précisé. Donc là encore, le doute subsiste.

Nous pouvons à présent nous attaquer à la lecture des résultats.

c)     Résultats

Les résultats sont présentés de manière brute, et ne sont pas interprétés dans cette section. L’interprétation des auteurs sera faite dans la section discussion. Cependant, vous, au fur et à mesure de la lecture, vous pouvez déjà identifier de quelle manière les résultats répondent à la question posée, et penser aux interprétations possibles de ces résultats (au regard de la problématique de l’étude).

Ainsi: ces résultats indiquent-ils que les paramètres des chiens âgés sont différents de ceux des chiens adultes?

La première partie des résultats nous présente les résultats d’hémogrammes, en lien avec le tableau 1. Nous pouvons commencer par jeter un œil au tableau, sur la page suivante :
SectionR2

Le tableau représente le nombre de chien en dessous, dans, et au dessus des valeurs de référence pour chaque paramètre de l’hémogramme. On remarque que pour la plupart des paramètres, il n’y a pas beaucoup (0, un, ou deux ) de chiens au dessus et au dessous : les chiens ont l’air de rentrer dans les valeurs de référence. Par contre on remarque le 6 au dessous pour les neutrophiles (mais il y a aussi 2 au dessus… peut être qu’il y a une différence de variance ?), le 5 au dessus pour les eosinophiles, le 21 au dessous, un résultat assez net pour les lymphocytes, le 6 au dessus pour les monocytes, et le 11 au dessus pour les plaquettes. Les résultats ont l’air marqués surtout pour les lymphocytes et les plaquettes, et il y a peut-être quelque chose mais sans certitude pour les neutrophiles, les eosinophiles et les monocytes. Voyons maintenant ce qu’en disent les auteurs :
SectionR1

Ok, pour l’hémogramme, ils remarquent à peu près la même chose que nous. Ils retranscrivent les pourcentages, ce qui permet de se rendre un peu mieux compte.

Puis ils décrivent les résultats pour la VS. Elle est normale (donc dans l’intervalle de référence) pour 67% des chiens âgés. En dehors de l’intervalle pour les 100-67=33% restants.

Enfin ils décrivent les résultats pour la fibrinogénémie, normale pour 23 cas sur 26 (donc anormale pour 3/26*100=11% des cas.

Que déduire de ces résultats ? Qu’avec les critères de bonne santé utilisés, certains chiens âgés sortent des valeurs standards. Faut-il en déduire que des valeurs de référence doivent être redéfinies spécifiquement pour les chiens âgés (puisque c’était la problématique de l’article) ? Ce n’est pas clair, peut être que parmi les chiens adultes échantillonnés, on aurait également eu des animaux sortant des valeurs de référence. Soit parce que les valeurs de référence sont stringentes (=plus étroites que la variabilité naturelle des chiens pour ces paramètres), soit parce que des chiens sont porteurs de maux non détectés par les critères de sélection utilisés. Les valeurs de référence servent justement à détecter ces maux, donc on ne voudra pas les changer.

On aurait pu interpréter la problématique différemment, à savoir : « quelle proportion de chiens âgés sortent des valeurs de référence sans pour autant que ce soit très inquiétant » (en supposant qu’on ait déjà cette information pour les chiens adultes). Mais dans ce cas, pour répondre à la question posée, il aurait été utile de pousser l’étude plus loin, en faisant la recherche, pour chaque chien sortant des valeurs de référence, d’éventuels parasites ou d’autres pathologies. En effet, l’objectif d’une telle question serait de savoir dans quelle mesure, quand on chien sort des valeurs de référence, il est utile de pousser la recherche de pathologies.

Nous pouvons passer à la seconde partie des résultats, qui concerne la protidémie et l’électrophorèse et s’appuie sur le tableau II :
SectionR4
On peut comparer les chiens adultes et les chiens âgés pour chaque colonne qui correspond à un paramètre. On remarque qu’il y a une différence moyenne dans le dosage des protéines (1ere colonne) entre les adultes et les jeunes, mais lorsqu’on regarde l’étendue (les valeurs sous les moyennes), on se rend compte que le minimum est 52 pour les jeunes, et 54 pour les âgés, et le maximum est 78 pour les jeunes et 80 pour les âgés. Ces étendues sont a peu près similaires, on s’attend donc à ce que la différence de moyenne observée ne soit pas tellement significative. Ainsi de suite pour toutes les colonnes du tableau. Il n’y a que pour l’alpha 2 globuline que l’écart entre les moyennes semble un peu plus important. Et effectivement, il y a une étoile, ce qui indique que cette différence est statistiquement significative. Voyons ce qu’en disent les auteurs.
SectionR3

Dans le deuxième paragraphe, on note que leurs observations sont similaires aux notres. Cela signifie-t-il qu’il n’y a pas tellement de différences pour ces paramètres ? Souvenons-nous qu’il y avait peu de chiens au total, et que pour ces paramètres, seuls 26 et 27 chiens de chaque groupe ont été utilisés. Nous avions indiqué que le faible nombre de chien diminuait le pouvoir statistique, c’est-à-dire qu’il serait difficile de détecter des différences, même s’il y en avait. Par ailleurs, il est indiqué dans les méthodes que pour certaines des comparaisons, c’est un test de Mann-Withney qui a été utilisé. Or ce test est non paramétrique, ce qui ajoute encore à la perte de pouvoir statistique. Il est donc difficile de conclure de ces résultats que si on ne détecte pas de différence entre chiens adultes et chiens âgés, c’est parce qu’il n’y en a pas.

d)     Discussion

Nous arrivons à la discussion. Le fait d’avoir discuté nous même les résultats nous permettra d’être plus critiques vis-à-vis de la discussion des auteurs. Comme pour l’introduction, les discussions ont une structure récurrente. En général, on trouve dans la discussion:

–         Un rappel rapide des principaux résultats ;

–         Une interprétation de ces résultats au regard de la limite et de la portée de l’étude ;

–         Une comparaison des résultats obtenus avec ceux d’autres études, et une recherche d’explications en cas d’éventuelles différences. On évalue si le résultat est inattendu ou s’il conforte la littérature existante ;

–         Une conclusion qui donne une réponse à la problématique annoncée. A ce niveau, vous pouvez vous demander si vous êtes d’accord avec la conclusion des auteurs, et si la réponse apportée à la question vous semble satisfaisante ;

–         Des perspectives, c’est-à-dire des pistes de recherches futures.

Dans le cas présent, le premier paragraphe formule implicitement les limites que nous avons formulées pour l’interprétation des résultats négatifs (protidémie et électrophorèse), à savoir le manque de pouvoir statistique.

Les paragraphes suivants comparent les résultats obtenus avec ceux obtenus par d’autres auteurs,  paramètre par paramètre. Il existe différentes études contradictoires pour les paramètres de l’hémogramme et la présente étude concorde, du coup, toujours avec l’une ou l’autre des études. Pour la VS, les résultats concordent avec ceux des études précédentes (accélération cad « en dehors de valeurs de référence» pour les chiens âgés). Pour la fibrinogénémie, les résultats concordent apparemment avec une autre étude (valeur moyenne supérieure pour les chiens agés comparés aux adultes – mais ce résultat n’apparaissait pas dans la section résultats de la présente étude, ce qui est une erreur de présentation). Pour la protéidémie, les résultats ne concordent pas avec les autres études qui trouvent une augmentation quand la présente étude ne trouve pas de différence significative (sauf pour l’alpha 2 globuline). Mais on peut attribuer cela assez facilement au manque de pouvoir statistique.

Pour résumer les résultats sont inconclusifs pour la plupart des paramètres. A la limite on peut conclure sur la VS et la fibrinogénémie puisque les résultats concordent avec ceux des études précédentes, mais comme nous le disions, du fait de la comparaison avec les valeurs de référence plutôt qu’avec le groupe des chiens adultes, les résultats de comparaison de ces paramètres sont sujets à caution. Au mieux, c’est un indice. Pour la protéidémie et l’éléctrophorèse il y a discordance mais on peut penser que ce sont les résultats des autres études qui ont raison du fait du manque de pouvoir statistique de la présente étude.

Dans l’avant dernier paragraphe, les auteurs résument ce qu’on pour s’attendre à observer chez les chiens agés, sur la base des études précédentes.

Et enfin, dans le dernier paragraphe, on trouve la conclusion. Les trois premières phrases concluent en lisant les différences « importantes» selon eux démontrées par la présente étude. Sommes-nous d’accord avec cette conclusion ? Notre interprétation des résultats diverge, et nous serions moins catégoriques. La dernière phrase présente enfin les perspectives.

 

Voilà, nous avons terminé la lecture critique de cet article. Bien évidemment, cette critique peut paraître acerbe. Chacun, avec sa spécialité et ses compétences, aura sa propre appréciation des limites et de la portée de cette étude. J’insiste particulièrement sur les aspects statistiques. Un vétérinaire aura peut-être une connaissance des valeurs de paramètres habituelles qui l’amèneront à être moins sévère (peut être que du point de vue d’un vétérinaire, il est très rare que des chiens adultes en bonne santé soient en dehors des valeurs de références, et le fait de comparer aux valeurs de référence plutôt qu’aux chiens adultes échantillonné leur posera alors peut-être moins problème). En tous cas, toute personne qui travaille sur un sujet connexe pourra faire référence aux conclusions de cette étude en tenant compte des limites qu’il a identifiées grâce à une lecture approfondie. Autrement dit, parce que cette étude est scientifique et qu’elle présente ses méthodes, les faits établis par l’étude sont accompagnés d’une mesure du degré de confiance qu’on peut leur accorder. Et c’est ça qui est important.